Analyse Stratégique & Géopolitique

Wargames, RADAR, romans… la fiction au service de la défense

Une citation connue dans le milieu du « wargaming » (jeux de simulation de guerre) résume bien l’intérêt d’utiliser la fiction dans la préparation d’un conflit. Elle émane d’un officier général des États-Unis, pays ayant intégré les jeux de guerre dans la formation de ses officiers dès le début du XXe siècle. L’amiral Chester Nimitz, commandant en chef interarmées des zones de l’océan Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale et victorieux sur ce théâtre en 1945, déclarait 15 ans plus tard :

« Le conflit avec le Japon fut rejoué tant de fois dans les salles de jeux du Naval War College par tant de personnes et avec tant de variantes que rien de ce qui est arrivé durant la guerre fut une surprise… absolument rien sauf les tactiques de kamikaze vers la fin, ça, nous ne l’avions pas vu venir. »

En France, huit décennies après la fin du conflit planétaire, les armées utilisent les wargames pour explorer les développements possibles d’un conflit… sans tout prévoir, comme l’« attaque aux pagers » contre le Hezbollah, en septembre 2024. « Cela montre bien que le jeu de guerre n’est pas prédictif », relève Patrick Ruestchmann, sous-directeur Wargaming du Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (CICDE), créé en 2005 et rattaché à l’état-major des armées (EMA). « Mais il permet de se poser des questions et d’éviter des biais de confirmation. »

Des découvertes archéologiques montrent qu’une forme de wargame serait apparue dès l’Antiquité en Inde, avec le Chaturanga (ou « jeu des quatre divisions ») qui, selon le Manuel du jeu de guerre du CICDE, offrait une présentation assez rudimentaire du champ de bataille avec des troupes représentant les quatre armes classiques des armées indiennes de l’époque : l’infanterie, la cavalerie, les éléphants et les chars. Ce jeu serait l’ancêtre des échecs modernes.

La version contemporaine du wargaming est apparue au début du XIXe siècle en Prusse, quand ce royaume (situé dans l’actuelle Allemagne) se relevait des guerres napoléoniennes. « Grâce à cette pratique du Kriegsspiel, la Prusse s’est donné un avantage par rapport à ses rivaux », rappelle Patrick Ruestchmann. « Cela permettait à ses officiers de s’entraîner de manière plus simple à mettre en œuvre et beaucoup moins coûteuse. » Ils s’exerçaient donc sur une simple table au lieu d’un terrain de manœuvre à taille réelle, pendant que la France envoyait toujours ses soldats simuler des batailles sur ses champs de Mars.

L’ADOPTION DU WARGAMING SE GÉNÉRALISE DEPUIS LE DÉBUT DES ANNÉES 2020


Wargaming au Paris Defence and Strategy Forum 2025. © ECPAD – LEMESLE

La défaite de 1871 face à une coalition d’États allemands emmenée par cette même Prusse provoque les premières utilisations françaises du wargaming, au sein de la jeune École de guerre, fondée en 1873. Mais cette pratique est vite abandonnée, alors que les Allemands la poursuivent intensément : « De grands chefs militaires du IIIe Reich comme Erwin Rommel ou Heinz Guderian avaient beaucoup pratiqué le Kriegsspiel », raconte Patrick Ruestchmann. « Et en 1939, les plus grandes armées du monde s’entraînaient toutes grâce au wargaming, sauf les Soviétiques, les Japonais et les Français. »

Le jeu de guerre fait un timide retour dans l’Hexagone au début des années 1990, après la guerre du Golfe, pendant laquelle les officiers français ont vu leurs homologues américains à l’œuvre. Son adoption se généralise depuis le début des années 2020. Aujourd’hui, outre la sous-direction du CICDE, plusieurs entités des armées françaises pratiquent le jeu de guerre.

Créé en 2023, le département dédié du CICDE livre un nouveau jeu chaque trimestre, sur commande de l’EMA. « La moitié de nos jeux sont classifiés, en raison de la période géopolitique actuelle », indique Patrick Ruestchmann, et aussi parce que ces jeux nomment les véritables acteurs des conflits, étatiques ou non, au lieu des plus diplomatiquement corrects « équipe rouge » et « équipe bleue ».

Mis à jour en fonction de l’actualité, les scénarios explorent tout un catalogue de différentes parties du monde et situations stratégiques, diplomatiques, économiques, climatiques ou sanitaires dans une approche multi-milieux, multi-champs. « Il y a deux ans, un de nos premiers scénarios envisageait une demande de location du Groenland par les États-Unis pour 99 ans », s’amuse le spécialiste.

« UN GAIN ÉNORME DE COMPRÉHENSION DES ENJEUX ET CAPACITÉS DE CHACUN »


Les joueurs du CICDE sont des décideurs : officiers supérieurs ou généraux français, homologues alliés (OTAN ou bilatéral), diplomates, auditeurs de l’IHEDN ou du Centre des hautes études militaires (CHEM), cadres des services de renseignement… « L’idée est de faire travailler ensemble ces différents profils pour explorer de nouvelles questions ou un aspect à retravailler », précise Patrick Ruestchmann :

« Outre la simplicité de mise en œuvre, l’intérêt est de partager et de croiser en peu de temps les points de vue. En deux ou trois heures, les joueurs ressortent avec un gain énorme de compréhension des enjeux et capacités des uns et des autres, amis ou adversaires. »

Beaucoup plus connue du grand public, la Red Team Défense est un autre exemple d’usage de la fiction par les armées. L’Agence de l’innovation de défense (AID) a lancé ce programme classifié en 2019, en lien avec la Direction générale de l’armement (DGA, dont elle dépend), l’EMA et la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) – autant d’entités du ministère des Armées.

L’université Paris Sciences et Lettres (PSL) a remporté l’appel d’offres avant de recruter sur quatre années une dizaine de scénaristes et dessinateurs de science-fiction (SF). Virginie Tournay en faisait partie. Directrice de recherche au CNRS affectée au Centre de recherches politiques (CEVIPOF) de Sciences Po, cette politologue s’est spécialisée dans les politiques liées aux biotechnologies et aux transformations numériques – elle siège d’ailleurs au comité scientifique de l’Office parlementaire de l’évaluation des choix scientifiques et technologiques.

DANS LA RED TEAM, « NOUS DEVIONS IMAGINER EN DEHORS DES CLOUS »


Sur son temps libre, elle écrit aussi de la SF, raison pour laquelle elle a rejoint la Red Team. « Notre feuille de route était d’élaborer des scénarios de menace dont la finalité était d’empêcher les militaires de dormir », se souvient Virginie Tournay, présente de la saison 0 jusqu’à la saison 3, en 2023 :

« Parmi nous, aucun spécialiste de la question militaire. Le souci du MinArm était de ne surtout pas nous influencer, puisque nous devions imaginer en dehors des clous, constituer un noyau créatif qui ne dépend pas des normes de raisonnement du monde militaire. Au début de chaque saison, ressortaient les thématiques qui pouvaient avoir un intérêt stratégique, comme l’énergie, l’environnement, la guerre cognitive, le spatial… »

Puis PSL et le MinArm leur donnaient tous les moyens pour explorer le champ des possibles : accès à des spécialistes des différents domaines abordés, immersion dans différentes unités des armées « pour faire parler les corps, observer les conditions de vie et de travail des militaires, leur motivation, leur niveau émotionnel », relate Virginie Tournay. Ensuite, auteurs et dessinateurs multipliaient les brainstormings par cycles de six mois, dans « une démarche de fiction spéculative » :

« Il ne s’agissait pas de reproduire un travail de prospective que les armées font déjà très bien. Il fallait aussi éviter de partir dans l’irréalisme, d’être totalement déconnecté de la réalité de nos sociétés. Nous sommes donc restés dans un cône de vraisemblance scientifique, en nous situant souvent à l’extrême limite de celui-ci, partant d’hypothèses de rupture assez fortes, afin de construire des mondes dans lesquels les normes sont totalement différentes, et d’examiner quels types d’ennemis pouvaient découler de tels mondes. »

Nation pirate, chaos climatique, effets incontrôlables des manipulations biologiques, catastrophe écologique réduisant drastiquement la production d’énergie, ruée vers l’espace… Les quatre saisons de la Red Team ont abordé de multiples scénarios envisageables jusqu’aux années 2060. En partie consultables sur le site officiel du programme et publiées en livres par PSL et les éditions des Équateurs, ces fictions ont été « expurgées » de leurs éléments les plus stratégiques, classification oblige.

« Je pense que dans les premiers mois, le monde militaire a été surpris, mais l’expérimentation a été convaincante. Aujourd’hui, son utilité à la fois stratégique et sociale est une évidence partagée », indique Virginie Tournay.  Au point que le programme du futur porte-avions nouvelle génération (PANG), entre autres préoccupations du ministère des armées, aurait été modifié (à la marge) grâce à leurs travaux. Et en novembre 2024, la DGA a lancé RADAR, « une initiative qui s’inscrit dans les pas de la Red Team, mais en plus grand ! »

LA « FICTIONAL INTELLIGENCE », UNE NARRATION FICTIVE FONDÉE SUR DES DONNÉES RÉELLES


Autre domaine novateur désigné par un anglicisme, la « fictional intelligence » est aussi apparue récemment dans les armées françaises. Directrice des programmes du Paris Defence and Strategy Forum (PDSF), le lieutenant-colonel de l’armée de l’Air et de l’Espace Anne de Luca est aussi responsable du groupe de travail « prospective » de l’Académie de défense de l’École militaire (ACADEM), qui regroupe une vingtaine d’organismes d’enseignement, de recherche et de doctrine installés dans le site historique parisien.

La fictional intelligence « est une narration fictive fondée sur des données réelles et étayées », explique cette juriste de formation, docteure en droit. « En d’autres termes, il s’agit d’allier la puissance de l’imagination à de la « data » très robuste. On part des données d’aujourd’hui pour aborder des problématiques complexes, en concevant des solutions créatives, en multipliant le plus possible les approches. »

Dans ce domaine, l’intérêt de la fiction est donc de concevoir des solutions plus nombreuses et plus larges, précise Anne de Luca :

« Si nous restions captifs des données, nous serions rapidement bloqués, alors que l’imagination nous donne une grande marge de manœuvre. C’est une démarche exploratoire très complémentaire de la prospective. »

De plus, en « consolidant » les données grâce à un narratif, « on crée de l’engagement », ajoute l’officier :

« Préparer l’avenir passe par des récits qui vont permettre d’envisager des futurs désirables, et susciter de l’adhésion. Par exemple, on voit bien aujourd’hui que les seules données convainquent les cartésiens, mais n’ont aucun impact dans les sphères complotistes. Dans ce contexte, la fictional intelligence contribue à créer une vision et du leadership. »

Cette pratique est déjà employée, au sein de l’ACADEM, par l’École de guerre. En parallèle, s’inscrivant dans la dynamique du projet RADAR, le groupe « prospective » de l’ACADEM – qui rassemble notamment des représentants de l’Institut des hautes études du ministère de l’Intérieur (IHEMI), du Centre d’études stratégiques aérospatiales (CESA), du Commandement du combat futur (CCF) ou du Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM) – travaille en ce moment à une « ressourcerie », comme le dévoile Anne de Luca :

« Il s’agit de créer une boîte à outil accessible à tous les organismes intéressés, avec un lexique commun, des outils standardisés… Notre but est de faciliter la pratique de la prospective, de prouver qu’elle a son utilité, et d’ancrer durablement cette culture. C’est loin d’être une simple mode ! »

ET SI LES ATTENTATS DJIHADISTES AVAIENT PROVOQUÉ DES ATTAQUES DE GROUPES D’ULTRADROITE ?


La fiction peut aussi rejoindre le domaine de la défense par des biais plus personnels. Directeur adjoint de l’Institut français des relations internationales (IFRI) et spécialiste du djihadisme, le politologue Marc Hecker vient de publier son premier roman, « Daech au pays des merveilles » (Éditions Spinelle).

Son livre se base sur les attentats réellement perpétrés par l’État islamique sur le sol français dans les années 2010, et plusieurs personnages y livrent des analyses très sérieuses sur ce phénomène terroriste. Mais, progressivement, l’intrigue bascule dans l’uchronie : et si ces attentats avaient provoqué des attaques de groupes d’ultradroite contre l’ensemble des musulmans ?

Là encore, l’imagination a permis à l’auteur d’explorer plus largement le champ des possibles, explique Marc Hecker :

« En mélangeant ainsi fiction et non-fiction, mon objectif était avant tout de tester un scénario de manière beaucoup plus approfondie que j’aurais pu le faire dans une recherche à dimension prospective. »

Même s’il n’est pas certain que son coup d’essai fictionnel atteindra un nombre important de lecteurs, le politologue y voit la possibilité d’élargir l’audience d’un savoir issu de la production scientifique : « Il est vrai que l’appellation « roman » permet potentiellement de toucher un public qui ne lirait pas des publications académiques », dit-il.

Au fond, cet usage croissant de la fiction dans les milieux de la défense semble illustrer une sage citation inscrite en exergue de la 3e édition du « Red Teaming Handbook », publiée en 2021 par le ministère de la Défense britannique. Elle est d’Albert Einstein :

« Nous ne pouvons pas résoudre nos problèmes avec la même réflexion que lorsque nous les avons créés. »

L’article Wargames, RADAR, romans… la fiction au service de la défense est apparu en premier sur L'IHEDN : Institut des hautes études de défense nationale.

Auteur : Zoé

Aller à la source

Cédric

Depuis 1998, je poursuis une introspection constante qui m’a conduit à analyser les mécanismes de l’information, de la manipulation et du pouvoir symbolique. Mon engagement est clair : défendre la vérité, outiller les citoyens, et sécuriser les espaces numériques. Spécialiste en analyse des médias, en enquêtes sensibles et en cybersécurité, je mets mes compétences au service de projets éducatifs et sociaux, via l’association Artia13. On me décrit comme quelqu’un de méthodique, engagé, intuitif et lucide. Je crois profondément qu’une société informée est une société plus libre.

Cédric has 6309 posts and counting. See all posts by Cédric