Sur la piste d’Irina G., la mystérieuse Russe aux business douteux en Suisse
Image: Illustration: Oliver Marx
Depuis plus de trois ans, la Suisse applique des sanctions contre la Russie et ses relais d’influence. Le cas de la binationale Irina G.* montre à quel point ce dispositif est perméable, et combien il est difficile de colmater ses failles.
23.06.2025, 05:3723.06.2025, 05:37
Kurt Pelda / ch media
Irina G.* a installé ses bureaux dans un bâtiment administratif sur les hauteurs du lac de Zurich. Le nom de son entreprise ne figure nulle part sur les boîtes aux lettres. C’est seulement en entrant qu’on peut voir un petit panneau discret au premier étage: Nanotech Swiss AG*.
Une activité menée en catimini
La porte d’à côté est entrouverte. Je frappe, puis entre dans une grande pièce équipée d’une cuisine et d’un coin salon. Un peu plus loin, un espace de conférence et plusieurs portes de bureaux. Je frappe encore une fois.
Je suis accueillie par deux employées d’autres sociétés. Elles ne connaissent ni Irina G. ni Nanotech Swiss. Elles me renvoient vers l’administration de l’immeuble, située dans les mêmes locaux.
Là, on me confirme que la société est bien locataire des lieux, même si Irina G. est actuellement absente. Je demande si elle peut me rappeler plus tard.
Une technologie millitaire
Pourquoi est-ce que je m’intéresse à Nanotech Swiss et à sa gérante d’origine russe? Parce que, selon son objet social, l’entreprise s’intéresse à des secteurs technologiques aux applications civiles et militaires. Parmi ses objectifs figure notamment le «développement et le financement» de réseaux optiques passifs.
Ces infrastructures permettent la transmission de très grandes quantités de données via des câbles à fibre optique. Cette technologie sert aussi à la communication sécurisée entre unités militaires, ou encore à la transmission de signaux de commande et de vidéos pour les drones de combat. Et les Russes ont une longueur d’avance dans le domaine des drones à fibre optique.
Nanotech Swiss recherche également le développement et le financement de projets liés à la technologie des couches minces. Les optiques utilisées dans les satellites, les drones ou les systèmes de visée reposent souvent sur des lentilles traitées avec des couches minces spécialisées.
L’entreprise s’intéresse donc à des secteurs de haute technologie stratégiques pour l’effort de guerre russe. Bien sûr, il est possible qu’il ne s’agisse que d’une simple société boîte aux lettres, inactive ou tournée exclusivement vers des usages civils.
Le problème, c’est que Irina G. n’a aucune notion concrète de haute technologie. Autrefois, une rubrique mondaine d’un journal zurichois la présentait comme créatrice de mode. Elle a également travaillé pour plusieurs banques zurichoises, où elle était en charge de riches clients russes. Par la suite, elle a fondé deux sociétés de conseil en investissement et en immobilier, toutes deux domiciliées à la même adresse que Nanotech Swiss.
Du cash et une date de fondation suspecte
Autre point louche: la société a été fondée à un moment bien précis, et avec des modalités bien particulières. Peu après l’invasion de l’Ukraine par Moscou, la Suisse a adopté des sanctions économiques contre la Fédération de Russie. Ces mesures ont perturbé les circuits financiers que certains utilisaient jusque-là pour faire fructifier les avoirs russes en Suisse.
Mais l’embargo suisse est plutôt laxiste: par exemple, la vente d’actions suisses à des ressortissants russes n’est interdite que pour les titres émis après le 12 avril 2022, une restriction qui épargne la majorité des actions, bien plus anciennes.
De plus, les banques suisses n’ont plus le droit d’accepter de dépôts en provenance de citoyens russes si ceux-ci dépassent 100 000 francs. Coup de bol pour Irina G.: il lui aurait fallu pile 100 000 francs pour fonder Nanotech Swiss. Une somme déposée en espèces, à peine quatre mois après le début de l’invasion, auprès d’une banque à Lugano. Il faudra ensuite plus d’un an avant que la société soit officiellement enregistrée au registre du commerce, avec Irina G. comme seule administratrice.
Lever le voile sur l’affaire
Mais qui se cache derrière tout ça? Les recherches le confirment noir sur blanc: le vrai fondateur de Nanotech Swiss est Andrei G.*, homme d’affaires et citoyen russe né en 1971, selon un passeport émis à Saint-Pétersbourg en 2016.
C’est lui qui a souscrit les actions de la société, ce qui laisse supposer que les 100 000 francs en liquide déposés à Lugano proviennent de ses fonds. Bien qu’on ait dissimulé le fait qu’un ressortissant russe soit derrière l’acquisition des actions, cela ne constitue pas une violation des sanctions suisses contre la Russie, précise le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) sur demande.
Un appel téléphonique plus que douteux
Quelques minutes à peine après ma visite chez Nanotech Swiss, Irina G. me rappelle. Je lui demande qui est Andrei G. Elle me répond qu’elle ne connaît pas ce nom. Lorsque je mentionne l’existence de documents prouvant le rôle de G. dans «sa» société, elle réplique que l’entreprise n’est pas active et qu’elle pourrait tout aussi bien la radier du registre du commerce.
Question suivante:
«Monsieur G. travaille également pour Strategic Nanotechnology (Stratnanotech ou SNT), une société russe qui exploite une usine de machines à couches minces à Minsk, en Biélorussie. Étiez-vous au courant? »
Irina G. feint l’ignorance, demande qu’on lui répète le nom de l’entreprise, comme si elle n’en avait jamais entendu parler. Et comme par hasard, peu après cet échange, la seule photo figurant sur le site web de SNT, où l’on voyait clairement Andrei G. entouré d’employés, a été supprimée. Selon des sources russes, sa fille détenait encore l’an dernier 20 % des actions de cette société.
Et Irina G. aura menti jusqu’au bout: Nanotech Swiss figure toujours au registre du commerce des mois après cet appel. Par contre, son objet social a été modifié à la mi-juin. La société affirme désormais vouloir développer et financer des projets, entreprises et start-up, tout en proposant des services de conseil, de formation et d’accompagnement dans les domaines de l’informatique, de l’intelligence artificielle, de la gestion d’entreprise et du marketing.
La piste remonte à Saint-Gall
Stratnanotech, l’entreprise pour laquelle G. œuvre, fabrique des machines destinées à l’application de couches extrêmement fines, notamment sur des composants optiques. Selon le site internet de l’entreprise, ces appareils sont aussi vendus à des sociétés d’Etat ainsi qu’à des centres de recherche russes. L’une des machines à couches minces de SNT utilise notamment des instruments de mesure de la société Inficon, basée à Bad Ragaz, dans le canton de Saint-Gall. Laquelle est restée silencieuse face à une série de questions envoyées par mail. Par ailleurs, SNT affirme avoir commercialisé des fours à fusion sous vide pour alliages métalliques, utilisés dans la fabrication aéronautique.
Il est important de préciser que l’industrie aéronautique russe est désormais dominée par la United Aircraft Corporation (UAC), qui regroupe des constructeurs emblématiques d’avions de combat tels que Soukhoï, Tupolev ou Mikoyan. UAC produit également des avions civils. On ignore par contre si les fours à fusion de Stratnanotech servent à des usages civils ou militaires.
G. ne se limite pas à la technologie des couches minces: il est aussi actif dans le secteur des télécommunications en Russie. C’est sans doute ce qui explique l’intérêt porté aux réseaux optiques passifs, au cœur des activités de sa société-écran suisse. Selon la base de données World-Check, G. a vendu pour plusieurs millions de francs de biens et services à l’Etat russe ainsi qu’à des entreprises publiques.
Mais qui est Irina G.?
Née en 1976 à Moscou, Irina G. a aujourd’hui la nationalité suisse. Selon son profil LinkedIn, elle a étudié l’économie en Russie. Avant de s’installer en Suisse, elle était propriétaire d’un petit appartement dans la rue General-Tioulenev à Moscou. A moins de 400 mètres se trouvait une antenne du service de renseignement extérieur russe, le SWR. Drôle de coïncidence.
Mais pour une espionne, Irina G. paraît assez naïve. Sur les réseaux sociaux, elle se montre sans arrêt sur des centaines de photos, prend toutes les poses possibles et imaginables. Mais rappelons que Maria Butina, célèbre espionne russe condamnée aux Etats-Unis en 2019 avant d’être expulsée vers la Russie, avait elle aussi publié de nombreuses photos d’elle sur les réseaux sociaux.
Irina G. a un bon réseau au sein de la communauté russophone en Suisse, qui se réunit parfois dans un hôtel bien connu de Zurich. L’entrepreneuse aime s’afficher aux côtés de mannequins ou de personnalités comme le prince de Liechtenstein; elle a également posé avec une journaliste d’origine russe vivant à Zurich, employée d’un organe de propagande notoire du Kremlin.
Sur l’une des photos publiées par Irina G. sur Instagram, on peut la voir à côté de son mari, Bogdan G.*, verre de champagne à la main, le lac de Lugano en arrière-plan. Dans la description, elle l’appelle «James Bond» et «Agent 007».
Bogdan G. est, lui aussi, né à Moscou et a aujourd’hui la double nationalité russe et suisse. Il travaille depuis plusieurs années comme informaticien et, selon son profil LinkedIn, a travaillé presque trois ans pour Ruag.
Contrôle de sécurité et doutes
Aujourd’hui, Bogdan G. travaille pour un grand groupe suisse de télécommunications, dans le domaine de la cybersécurité. Compte tenu des liens de son épouse avec la Russie, une vérification de sécurité à l’égard de ce binational Russo-suisse semblerait s’imposer.
Interrogé à ce sujet, l’opérateur répond de manière plutôt évasive: l’entreprise affirme procéder à des contrôles de sécurité sur ses employés et prestataires, conformément aux exigences réglementaires et aux accords contractuels. Ces contrôles dépendent, précise-t-il, du niveau de sensibilité des données traitées et, le cas échéant, des exigences spécifiques des clients. La question de savoir si les ressortissants russes font l’objet d’un examen particulier reste sans réponse.
Mais les G. sont peut-être de bons citoyens honnêtes. Ils ont acheté une villa individuelle d’une valeur de plusieurs millions de francs, avec un terrain de plus de 550 mètres carrés.
Une insouciance difficile à comprendre
Ce qui est dur à comprendre, c’est l’indifférence des autorités face à cette situation, dont personne ne semble s’alarmer. La même question se pose pour les banques impliquées, pour Ruag, ou encore pour l’opérateur télécom cité. La législation actuelle est-elle insuffisante? Le Service de renseignement de la Confédération (SRC) alerte pourtant clairement sur l’existence de sociétés-écrans créées en Suisse par les services secrets russes.
Peu avant la publication de cet article, Irina G. a quitté le conseil d’administration de la société-écran. Elle a été remplacée par une ressortissante allemande, à la tête d’un cabinet de conseil. Cette nouvelle administratrice était auparavant domiciliée dans les mêmes bureaux que Nanotech Swiss, perchés sur les hauteurs du lac de Zurich.
*noms d’emprunt
Traduit de l’allemand par Anne Castella
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Auteur : Kurt Pelda / ch media
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