Souveraineté numérique : l’autre front des armées françaises
Les armées françaises sont engagées dans une véritable révolution industrielle et cognitive. Face à un « tsunami de données », pour reprendre les mots du général d’armée aérienne Ferlet, ancien directeur du renseignement militaire, le ministère des Armées n’a d’autre choix que de moderniser ses infrastructures et de tirer pleinement parti des ressources numériques.
Ces dernières années, plusieurs structures ont été créées pour accompagner cette transition : la Direction générale du numérique (DGNUM), l’Agence d’innovation de défense (AID), et plus récemment l’AMIAD, une agence ministérielle dédiée à l’intelligence artificielle de défense.
L’objectif est clair : développer une intelligence artificielle souveraine, conçue spécifiquement pour répondre aux besoins militaires. La France entend prendre « les devants pour devenir l’un des leaders européens et mondiaux » dans ce domaine, a déclaré Sébastien Lecornu, ministre des Armées, lors du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle.
« La souveraineté numérique relève d’enjeux sécuritaires »
Cette ambition s’inscrit dans une dynamique plus large de reconquête de souveraineté numérique, une notion qui s’impose progressivement comme un enjeu stratégique à part entière. Lors du Paris Defence and Strategy Forum (PDSF) 2025, Clotilde Bômont – docteure en géographie politique à l’université Panthéon-Sorbonne et responsable de la recherche technologique, numérique et cyber à l’Institut d’étude de sécurité de l’Union européenne — est revenue sur un tournant majeur :
« En février 2018, la notion de souveraineté numérique apparaît pour la première fois dans la Revue stratégique de cyberdéfense. C’est à ce moment que cette idée s’affirme véritablement, marquant une prise de conscience : la souveraineté numérique ne relève pas seulement d’enjeux économiques, mais aussi de considérations sécuritaires majeures. »
Le renseignement à l’ère du big data et de l’IA
Face à l’explosion des données générées par les capteurs de plus en plus interconnectés et performants des équipements militaires, les armées doivent relever un défi stratégique : exploiter, analyser et corréler des flux massifs d’informations pour fournir aux forces des éléments décisionnels en temps réel.
C’est dans ce contexte qu’est né le programme Artemis (Architecture de Traitement et d’Exploitation Massive de l’Information multi-Source), un projet clé porté par l’Agence du numérique de défense (AND). Son ambition : doter le ministère des Armées d’une solution souveraine, sécurisée et interopérable de traitement massif des données (big data) et d’intelligence artificielle.
Lancé en collaboration avec un large écosystème industriel – mêlant start-up, PME, grands groupes et acteurs académiques – Artemis.IA a déjà franchi une première étape décisive. Les phases initiales ont permis de valider les choix technologiques avec les utilisateurs finaux, tout en structurant un tissu de partenaires stratégiques.
Cette ambition s’inscrit dans le cadre de la Loi de programmation militaire 2024–2030, qui prévoit un total de 2 milliards d’euros dédiés au développement des technologies d’intelligence artificielle. Un investissement à la hauteur des enjeux géopolitiques, technologiques et opérationnels de demain.
Les technologies numériques au service des opérations militaires
Le numérique est désormais au cœur de la stratégie de défense. L’intelligence artificielle s’impose comme un levier essentiel, notamment dans le cadre du Système de Combat Aérien du Futur (SCAF). Ce programme vise à assister les pilotes dans la gestion en temps réel de données massives, en alliant puissance de calcul et analyse contextuelle humaine. L’objectif : renforcer la coopération homme-machine et accélérer la prise de décision sur le champ de bataille.
Pour Clotilde Bômont, ce programme permet de « concevoir un macrosystème capable d’intégrer un réseau complet de drones et une architecture cloud robuste, afin de connecter en temps réel l’ensemble des éléments déployés sur le théâtre d’opérations. »
Pilier de cette transformation : le cloud de défense. Ce cloud souverain permet d’héberger de manière sécurisée les données critiques du ministère, qu’il s’agisse d’armement, d’administration ou de conduite des opérations.
Un supercalculateur classifié, dont l’inauguration est prévue à l’automne 2025, viendra compléter cette infrastructure. Déconnecté d’Internet, il offrira à la France une capacité de traitement souveraine pour les données sensibles, avec une maintenance assurée exclusivement par du personnel habilité.
« Maîtriser souverainement ces technologies »
Enfin, la blockchain émerge comme une technologie stratégique. Grâce à sa capacité à stocker des données de manière immuable, elle garantit une traçabilité totale et renforce la cybersécurité. Utilisée comme registre distribué, elle permet d’authentifier des opérations logistiques, de tracer les chaînes d’approvisionnement ou encore de sécuriser les échanges d’informations sans passer par un centre de contrôle unique. Des expérimentations sont en cours pour l’intégrer dans les processus de maintenance ou la protection des identités numériques interarmées.
La transformation numérique des armées françaises repose avant tout sur une dynamique collective. Grands groupes industriels et start-ups sont mobilisés. Toutefois, la France reste en retard par rapport à des puissances comme les États-Unis, la Chine ou Israël, qui investissent depuis longtemps dans l’IA militaire.
En 2019, Florence Parly, alors ministre des Armées, insistait déjà sur la nécessité de bâtir « une IA performante, robuste et maîtrisée, pour ne jamais être dépassé par l’ennemi ». Le ministre actuel, Sébastien Lecornu, souligne que l’enjeu ne se limite pas à la seule performance technologique : il s’agit avant tout pour la France de « maîtriser souverainement ces technologies pour ne pas dépendre des autres puissances. »
« Il est indispensable d’adopter une approche européenne »
Dans cette perspective, Clotilde Bômont insiste sur l’importance d’une approche intégrée à plusieurs échelles : « Si l’on veut que notre écosystème industriel, à l’échelle nationale et européenne, reste compétitif, il est indispensable de raisonner à l’échelle régionale, ne serait-ce qu’en termes de marché. » Elle ajoute :
« Sur le plan réglementaire, il est tout aussi crucial d’adopter une approche européenne, afin de s’affirmer sur la scène internationale et, potentiellement, de contrer l’extraterritorialité de certaines lois étrangères, notamment américaines. »
Découvrez l’intervention de Clotilde Bômont au PDSF 2025 sur la « Guerre des connectivités » :
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Auteur : tanguy.morel@ihedn.fr
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