Pourquoi la coopération européenne est-elle si difficile pour l’industrie de défense française ?
FCAS, CIFS, MAWS… La coopération européenne est friande d’acronymes pour désigner ses nombreux programmes. Mais la caractéristique la plus remarquable, en la matière, n’est pas tant cette appétence que leur taux d’échec élevé, en particulier dès lors que la France, et son industrie de défense, y participent.
Bien souvent, en France, la responsabilité de ces échecs est attribuée au(x) partenaire(s) européen(s) eux-mêmes, qu’il s’agisse d’un abandon pur et simple des ambitions, de l’impossibilité à s’entendre sur une expression de besoins commune, des tensions entourant le partage industriel, ou encore des craintes de pillage technologique.
Force est de constater, cependant, que parfois, les échecs de coopération impliquant la France voient le partenaire se tourner vers un autre pays européen, pour parvenir, sinon au même résultat, du moins à une approche commune proche. C’est le cas, par exemple, du récent accord entre l’Italien Fincantieri et l’Allemand TkMS pour porter une offre commune de sous-marins face à Naval Group, notamment aux Philippines, alors qu’il y a seulement quelques années, ce même Fincantieri et le Français Naval Group abandonnaient l’idée d’un rapprochement stratégique pour leurs offres navales militaires.
Ainsi, aujourd’hui, la France est identifiée en Europe comme un partenaire particulièrement difficile en matière de coopération industrielle de défense, en dépit des ambitions d’Emmanuel Macron dans ce domaine. Cette réputation est-elle justifiée ? Pourquoi est-ce si difficile, pour les industries de défense françaises, de coopérer avec leurs partenaires européens ? Et la France doit-elle, ou non, persévérer dans la voie de la coopération européenne ?
L’Espagne critique l’industrie de défense française au sujet de la coopération européenne autour des programmes SCAF et MGCS
Ces difficultés ont été dénoncées récemment par des déclarations convergentes émanant du ministère espagnol de la Défense et de la société Indra, au sujet des négociations « très difficiles » avec la partie française autour du programme d’avion de combat SCAF.
Pour rappel, Madrid a rejoint en 2019 le programme d’avion de combat de 6ᵉ génération lancé en 2017 par Paris et Berlin. Si les compétences de l’industrie aéronautique espagnole n’atteignent pas celles de l’industrie allemande, et encore moins celles de l’industrie française, et si les besoins potentiels des forces aériennes espagnoles ne représentent, au mieux, que la moitié de ceux de la France ou de l’Allemagne, l’Espagne a toutefois obtenu de participer au développement initial du programme sur un pied d’égalité avec les deux autres pays, en particulier grâce à un engagement de financement équivalent à celui de la France et de l’Allemagne lors de cette phase.
Madrid avait, à ce propos, désigné l’électronicien Indra comme entreprise référente du programme pour le pays, et non Airbus Defence, pourtant le premier employeur et le plus important chiffre d’affaires de la BITD espagnole, précisément pour s’assurer d’une participation espagnole pleinement défendue.
Quoi qu’il en soit, les Espagnols estiment à présent que la France, et en particulier Dassault Aviation, ne joue pas le jeu de la coopération européenne, notamment en protégeant ses compétences technologiques exclusives au-delà de ce que cette approche européenne équilibrée ne le requiert.
Madrid est également courroucé par le manque de considération qu’a reçue sa demande de participation au programme de char de combat de nouvelle génération MGCS franco-allemand, envoyée à la mi-2024, et restée sans réponse, ni de Paris ni de Berlin, à ce jour, alors que la création de la coentreprise MGCS rassemblant KNDS France, KNDS Deutschland, Rheinmetall et Thales vient d’être actée, il y a quelques jours.
Selon l’article du site espagnol infodefensa, industriels et officiels espagnols font porter la responsabilité de ces tensions et échecs sur les industriels français, ainsi que sur la DGA et les autorités du pays, ces derniers cherchant, selon eux, en permanence à maximiser leurs rendements industriels en s’attribuant la part du lion dans les répartitions de charge au sein des piliers du programme SCAF.
Fait intéressant, ils rappellent à cette occasion la position française à l’origine de la scission qui donna naissance, dans les années 80, au programme Eurofighter — rassemblant la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne — d’une part, et au programme Rafale, franco-français, d’autre part, pour justifier cette habitude française de faire cavalier seul, même lorsque les pays européens s’engagent à accroître leur coopération industrielle de défense.
Compétences technologiques, investissements et partage industriel, les trois notions antinomiques de la coopération industrielle de défense
Il y aurait, bien évidemment, beaucoup à dire au sujet des arguments avancés par Madrid, parfois teintés d’une certaine mauvaise foi, révélatrice d’un agacement évident et perceptible.
Cependant, le discours tenu ici n’est pas sans rappeler les reproches adressés par l’Allemagne à la France autour du même programme, estimant que, de manière simplifiée, la France veut bien partager le financement des programmes, mais pas les technologies ni la charge industrielle, sauf à la marge.
On retrouve, à ce titre, cette même notion exprimée par la France elle-même, avec l’idée souvent avancée de « Best Athlete », qui suppose que les développements et les contrats devraient être attribués aux industriels ayant le plus de compétences dans leurs domaines spécifiques, et non en fonction de la participation budgétaire des États.
On comprend aisément que ces deux approches, bien qu’elles produisent une perception très différente, reposent dans les faits sur la même réalité, en particulier dans les domaines où la France dispose d’une expérience technologique et industrielle nettement plus aboutie que celle de ses partenaires — comme en matière de conception et de fabrication d’un avion de combat.
La France n’est d’ailleurs pas la seule dans ce cas. Ainsi, il y a quelques jours, le ministre italien de la Défense, Guido Crosetto, a adressé un reproche similaire à la Grande-Bretagne dans le cadre du programme GCAP, estimant que Londres, mais également Tokyo, ne jouaient pas le jeu du partage industriel et technologique dans le programme vis-à-vis de l’Italie.
Cette annonce est intervenue probablement au pire moment, alors que Londres tente de convaincre Riyad de rejoindre le programme, en échange de l’achat de nouveaux Eurofighter Typhoon, indispensables au maintien de la ligne d’assemblage britannique de BAe. En effet, les autorités saoudiennes s’intéressent à ce programme précisément pour développer les compétences de leur propre industrie de défense, alors que Donald Trump multiplie les effets de manche à leur égard pour vendre le F-35, et même le F-47, au Royaume.
Les 3 raisons de la faible appétence entre l’industrie de défense française et européenne pour la coopération
Pour autant, force est de constater que la France jouit, en Europe, d’une image de partenaire particulièrement difficile en matière de coopération industrielle de défense, bien davantage que l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou la Suède, les trois autres nations disposant d’une très puissante industrie de défense globale — même si toutes trois n’ont pas été exemptes d’échecs dans ce domaine, elles non plus, ces dernières années.
Même lorsque la France est à l’origine d’avancées significatives dans ce domaine, avec la création d’Airbus Defence, de MBDA, de KNDS ou, dans une certaine mesure, de Thales, force est de constater que, le plus souvent, ces entreprises ont conservé en leur sein une identité nationale fortement marquée, et non abouti à une véritable fusion des compétences et des moyens à des fins de consolidation industrielle à l’échelle européenne.
Cependant, les difficultés que rencontre l’industrie de défense française pour coopérer, en particulier au niveau européen, peuvent s’expliquer par plusieurs caractéristiques uniques qui la concernent spécifiquement sur le sol européen.
Une industrie de défense globale sans impasse technologique à préserver et développer
D’abord et avant tout, l’industrie de défense française est la seule, en Europe, à ne souffrir d’aucune dépendance technologique majeure, ni d’impasse dans ce domaine, obligeant ses armées nationales à se tourner vers des solutions importées.
En effet, en application de l’autonomie stratégique française voulue par le général de Gaulle, les industries de défense du pays ont, depuis les années 60, assumé la conception, la fabrication et l’entretien de l’immense majorité des équipements de défense employés par les armées françaises.
Ce faisant, le pays dispose aujourd’hui de compétences globales qu’il doit préserver et faire évoluer pour continuer d’assumer cette mission, fortement ancrée dans l’ADN de la Cinquième République. Pour y parvenir, l’industrie de défense française doit donc s’assurer que l’ensemble de ses composantes maintiennent et fassent évoluer leurs compétences.
Or, là où, dans les années 70 et 80, le tempo technologique et la spécialisation des équipements permettaient de développer, par exemple, un avion d’attaque franco-britannique (le Jaguar), sans mettre en danger les compétences technologiques de conception d’un avion de combat — préservées par ailleurs grâce au développement des avions de la famille Mirage —, aujourd’hui, il est très probable que la France ne participe au développement que d’un unique avion de combat par génération, soit tous les 30 ou 40 ans.
Dès lors, en acceptant de déléguer des pans entiers de technologies embarquées à ses partenaires, l’industrie de défense française accepte de sacrifier ces mêmes pans technologiques, qui n’existeront plus d’ici quelques années, faute d’avoir été développés.
On comprend dès lors les tentatives françaises de faire prévaloir la notion de Best Athletes pour préserver certaines de ses compétences, fruits de plusieurs décennies d’investissements et de recherche, ainsi que les réticences encore plus fortes, de sa part, lorsqu’il s’agit de les transférer à des partenaires européens n’ayant pas ces compétences, sur l’autel du partage industriel.
Une distanciation assumée des technologies américaines ou importées
En outre, la France a, traditionnellement, minimisé autant que possible sa dépendance aux technologies importées, et spécialement aux technologies américaines, pour ses propres équipements de défense, acceptant souvent d’onéreux développements pour y parvenir.
Cette posture, complémentaire de la première, est elle aussi parfaitement singulière en Europe. Même les pays les plus attachés à leur autonomie stratégique, comme la Suède, recourent largement à des technologies importées. C’est ainsi que le JAS 39 suédois ne vole que grâce à un turboréacteur américain, comme c’était déjà le cas du JAS-37 Viggen, par ailleurs.
Quant aux Britanniques, qui disposent de l’industrie de défense la plus puissante en Europe en matière de chiffre d’affaires annuel, ils n’hésitent jamais à se tourner vers des composants ou des équipements américains lorsque nécessaire, s’appuyant souvent sur leur statut particulier en tant que membre des Five Eyes pour obtenir des technologies avancées et confidentielles, comme les missiles balistiques Trident II D5 de leurs sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de la classe Vanguard.
De fait, la France n’accepte, en règle générale, que contrainte et forcée de se tourner vers un composant importé pour les équipements en coopération, comme cela a été le cas du turbopropulseur Catalyst américain — mais assemblé en Italie — imposé par Rome et Berlin pour équiper l’Eurodrone, alors que Safran proposait un moteur exclusivement français.
Une doctrine d’emploi souvent divergente des autres armées européennes
À ces deux aspects, déjà à l’origine de nombreuses difficultés rencontrées entre les industriels français et européens dans leurs négociations autour du partage industriel et de potentiels transferts de technologies, s’ajoutent les contraintes liées aux besoins spécifiques des armées françaises.
En effet, à l’instar de son industrie de défense, les armées françaises se veulent globales, bien que de format réduit, et doivent donc disposer d’un vaste éventail de capacités, qui se retrouvent dans les équipements qu’elles utilisent, y compris ceux devant être produits en coopération.
Ces besoins sont parfois à l’origine de tensions ou d’incompréhensions avec les partenaires européens. Ainsi, lors des discussions au sujet du programme d’avion du futur, au début des années 80, la France exigeait que l’appareil puisse être employé à bord de ses porte-avions, ainsi que pour la mission nucléaire.
Ces besoins s’avéraient contraignants en matière de conception, et n’étaient formulés que par la France, ce qui, pour différentes raisons — notamment politiques —, provoqua une scission avec la Grande-Bretagne et l’Allemagne, donnant naissance au Rafale français, d’une part, et à l’Eurofighter Typhoon, de l’autre. Ce même sujet est aujourd’hui à l’origine de certaines tensions, toujours entre Paris et Berlin, au sujet du SCAF.
De même, en raison de leur expérience expéditionnaire, les armées françaises privilégient des doctrines orientées vers la mobilité, là où les armées européennes, pour la plupart, restent fermement ancrées dans une perception plus traditionnelle, notamment en matière de véhicules blindés. Cette divergence a longtemps empoisonné l’expression de besoin commune entre l’Armée de terre et la Bundeswehr, au sujet du programme MGCS.
Il semblerait cependant que les retours d’expérience venus d’Ukraine aient fini par convaincre Berlin de développer des blindés de 50 à 52 tonnes, et non de 55 à 60 tonnes comme visé initialement, précisément pour préserver l’indispensable mobilité au combat.
Alors, la coopération européenne a-t-elle du sens, pour la France, en matière de programme industriel de défense ?
Dès lors, au vu de ce qui précède, on peut se demander pourquoi la France participe à ces programmes de coopération européens en matière d’équipements de défense, puisqu’elle dispose non seulement des compétences pour agir seule, mais aussi du besoin industriel de maintenir l’ensemble de ses savoir-faire, tout en ayant, bien souvent, des besoins opérationnels spécifiques qui s’accordent difficilement avec les compromis consubstantiels à la coopération.
Des justifications avancées avant tout par l’exécutif en France, parfois contestables
Les justifications à ce sujet sont systématiquement avancées par l’exécutif français et reposent sur deux explications complémentaires. D’abord, il s’agit, pour la France, de partager les coûts de conception — de plus en plus élevés — des équipements de défense. En effet, le développement du Rafale aura coûté cinq fois plus cher, en euros constants, que celui du Mirage 2000, et il est probable que la conception du SCAF sera, elle aussi, plusieurs fois plus onéreuse que ne l’a été celle du Rafale.
Dans le même temps, les finances publiques françaises se sont considérablement dégradées, ce qui justifie de mettre en commun les moyens, au niveau européen, pour développer ensemble un équipement qui n’aurait pas pu l’être par les seules finances publiques françaises, ou, le cas échéant, avec des caractéristiques moindres.
En outre, ces coopérations sont, le plus souvent, adossées à l’ambition française de voir émerger une véritable autonomie stratégique en Europe, qui n’est rien d’autre qu’une formule acceptable pour évoquer la distanciation de l’Europe vis-à-vis des États-Unis, sur le modèle français.
Or, dans un cas comme dans l’autre, ces arguments sont contestables, tant par l’analyse que par le constat. Ainsi, une fois pris en compte l’ensemble des paramètres macroéconomiques entourant le programme SCAF, il apparaît que les bénéfices budgétaires, pour les finances publiques, liés à la coopération européenne, sont loin d’être assurés par rapport à un développement national d’un programme identique — bien au contraire.
De même, alors que les tensions entre l’Europe et les États-Unis sont aujourd’hui à leur paroxysme historique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des pays européens semblent davantage préoccupés par le rétablissement de l’engagement américain à protéger l’Europe, plutôt que par une véritable autonomie stratégique continentale.
Ainsi, l’Italie et l’Espagne étaient restées fermes sur leur refus d’atteindre un effort de défense représentant 2 % de leur PIB avant 2029 ou 2030, en dépit des tensions en Europe de l’Est, mais se sont exécutées ces derniers jours pour répondre aux pressions de la Maison-Blanche. De même, plusieurs pays européens, comme la Belgique ou le Danemark, ont annoncé récemment leur intention de commander davantage de F-35A pour leurs forces aériennes, plutôt que de se tourner vers des équipements européens.
Dès lors, rien n’indique objectivement, à ce jour, qu’en dehors de la France, un autre pays européen soit effectivement prêt à se préparer à se défendre sans avoir l’assurance de la protection américaine, en particulier face à la Russie.
Les atouts de la coopération européenne
Pourtant, la coopération européenne dans ce domaine, apporte de réels atouts, industriels comme opérationnels, bien moins évoqués que les justifications politiques souvent contestables.
D’abord, elle favorise l’émergence d’une certaine harmonisation européenne concernant les équipements employés, ce qui améliore l’interopérabilité des forces, tout en simplifiant et fluidifiant la production et la gestion des stocks de pièces. Ce faisant, elle peut permettre de faire émerger des standards européens qui peuvent, à leur tour, contrebalancer la standardisation venue des États-Unis, laquelle s’impose aujourd’hui au sein de l’OTAN.
En outre, elle peut permettre de réduire les développements redondants au sein des industries de défense européennes, pour des technologies ou des équipements identiques ou similaires, alors même qu’aujourd’hui, les dépenses de défense doivent être optimisées à l’échelle du continent pour faire face à l’évolution des menaces.
Enfin, elle peut aboutir à l’émergence de certaines concentrations industrielles supranationales — mais européennes — permettant aux entreprises du continent d’affronter plus efficacement le marché international, de plus en plus concurrentiel, face à des compétiteurs dotés de moyens très importants.
Pour autant, là encore, ces atouts sont loin d’être systématiques ou exclusifs. Ainsi, le Leopard 2 s’est imposé, depuis plusieurs décennies, comme le standard européen des chars de combat, sans avoir été développé en coopération. Ses successeurs, les Leopard 2A8 et Leopard 3, promettent de faire de même, bien qu’étant conçus et fabriqués uniquement en Allemagne.
Par ailleurs, les concentrations et coentreprises créées dans le cadre du développement d’un équipement conjoint en Europe ont rarement dépassé le cadre même de cette coopération, de SEPECAT à Panavia, en passant très certainement par NH Industries ou Eurofighter.
Enfin, l’efficacité des investissements ainsi que celle des chaînes de production et de soutien liés à des programmes multinationaux est loin d’être garantie, comme l’ont montré les déboires de l’A400M, des hélicoptères Tigre et NH90, alors que le développement européen ne constitue en rien un attrait pour les pays européens extérieurs à cette coopération, comme le démontrent les difficultés rencontrées par le SAMP/T Mamba.
Portrait-robot d’une coopération européenne efficace pour l’industrie de défense française
À présent que les failles, travers et biais ayant entouré nombre de programmes de coopération franco-européens de défense ont été identifiés, pour expliquer la majeure partie des difficultés rencontrées dans ce domaine ces dernières décennies, il est possible de dresser un portrait-robot des conditions nécessaires pour que ces coopérations s’avèrent effectivement fluides et efficaces.
Un besoin convergent qui vient des armées et des industriels
D’abord et avant tout, il convient de remettre l’église au milieu du village, et donc de donner aux armées et aux industriels l’initiative de ces coopérations. Le plus souvent, en effet, l’initiative, dans ce domaine, est politique, alors que les entreprises qui doivent s’y soumettre sont de droit, et souvent de capitaux, privés.
Quant aux armées, elles sont les plus à même de déterminer si les besoins sont ou non convergents avec ceux d’une force armée alliée. Ce seul premier paradigme devrait, à lui seul, permettre d’éviter nombre d’impasses dans lesquelles se sont retrouvés les industriels et les armées françaises, précipités dans des coopérations non désirées, ni par eux, ni par leurs homologues.
C’est en respectant cette règle que sont nés les destroyers antiaériens franco-italiens de la classe Horizon, des navires très performants et presque strictement identiques entre les versions françaises et italiennes. À l’inverse du programme FREMM, lancé avec l’ambition de faire naître un « Airbus naval » — résultat d’une hypothétique fusion entre Naval Group et Fincantieri —, dont les deux modèles, français et italiens, n’ont finalement que le nom et moins de 15 % de composants en commun, précisément parce que la Marine nationale et la Marina Militare voulaient des navires différents.
Des compétences complémentaires et équilibrées entre les acteurs, qui se retrouvent dans les engagements budgétaires
Le second impératif est d’établir un découpage des compétences clair et ferme dès l’entame du programme, entre les industriels concernés, et surtout de ne calculer la participation budgétaire des États qu’une fois ce découpage effectué — et non avant.
C’est aujourd’hui le problème que l’on retrouve au cœur des tensions autour du programme SCAF, mais aussi du programme GCAP. En effet, si le partage industriel entre la France et l’Allemagne, ou entre la Grande-Bretagne et le Japon, a pu se négocier sur la base des compétences de chacun, la participation de l’Espagne et de l’Italie à ces programmes, au niveau de leur engagement budgétaire, va bien au-delà de la réalité de leurs compétences industrielles. Cela suppose donc des transferts de technologies auxquels les industriels français et britanniques ne sont pas prêts.
Cela impose également d’éviter d’intégrer des partenaires ayant des compétences technologiques très éloignées de celles requises pour le programme, tout au moins dans la phase de développement, précisément pour éviter que ce type d’écueil surgisse.
Notons cependant qu’au-delà de la phase de développement, l’équilibrage vis-à-vis des investissements consentis — en particulier pour ce qui concerne le nombre d’équipements qui seront acquis par chaque pays — peut s’effectuer au travers d’accords de production post-R&D, sur des compétences strictement industrielles, qui ne supposent pas de transferts de technologies sensibles, tout en préservant l’équilibre budgétaire du programme.
Des programmes qui ne remettent pas question la préservation des compétences technologiques nationales
Pour la France, il est également indispensable que les programmes de coopération ne remettent pas en question le maintien des compétences clés, qu’elles soient technologiques ou industrielles, des industriels nécessaires à l’exécution de la mission BITD souveraine.
Ainsi, les programmes qui engendreraient des abandons de compétences technologiques en raison du partage industriel et de la nature des équipements développés — et qui priveraient le pays et l’industriel de la capacité à concevoir un éventuel successeur à cet équipement de façon nationale — doivent être proscrits ou réévalués, pour ne pas menacer ces compétences.
Là encore, le découpage de la participation budgétaire de chaque État ne devrait intervenir qu’une fois cette question traitée et validée, tant par les industriels que par l’État qui, le cas échéant, peut s’engager à développer, en parallèle, un programme secondaire permettant d’assurer la pérennité de ces compétences.
Limiter et hiérarchiser le nombre de partenaires !
Enfin, il semble indispensable, pour parvenir à organiser efficacement une coopération européenne dans ce domaine, et selon ses impératifs, de limiter le nombre de partenaires, et surtout de les hiérarchiser, afin d’éviter que des acteurs de moindre ampleur affichent des ambitions comparables à celles des acteurs principaux.
Dans ce domaine, le modèle du Joint Strike Fighter, le F-35 tant honni en France, est précisément fort bien conçu. Celui-ci est avant tout développé et financé par les États-Unis, qui en sont également le principal client, avec plus de 2 400 appareils devant être commandés, sur les 3 700 aujourd’hui envisagés dans le carnet de commandes.
De fait, les États-Unis ont assumé l’essentiel des investissements et de la production, ce qui ne les a pas empêchés d’embarquer des acteurs extérieurs, tant pour faire baisser le coût des appareils (la production aux États-Unis étant très onéreuse) que pour s’assurer d’un marché export très prometteur.
Ainsi, la Grande-Bretagne est le seul partenaire de niveau 1 du programme, c’est-à-dire ayant participé à la conception d’éléments clés de l’appareil (la tuyère orientable du F-35B, notamment). Cette participation a déjà engendré plus de 5 milliards de livres sterling de commandes à l’industrie britannique depuis le lancement du programme, soit plus que les 4,17 milliards de livres sterling des 35 premiers F-35B commandés et livrés à ce jour à la Royal Air Force et au Fleet Air Arm.
L’Italie et les Pays-Bas sont, quant à eux, partenaires de niveau 2, avec une implication technologique plus réduite, compensée par une implication industrielle accrue. Ainsi, Leonardo dispose de la seule ligne d’assemblage du F-35 hors des États-Unis. Le Canada et la Turquie étaient de niveau 3, agissant comme sous-traitants pour des pièces industrielles. Plusieurs clients export, comme l’Allemagne, la Belgique, la Suisse ou le Japon, ont obtenu des compensations industrielles pour leur commande de F-35, sans entrer formellement dans le programme.
Ce type d’approche représenterait très certainement un modèle de travail efficace pour l’industrie française, notamment pour absorber temporairement des montées en charge importantes de la chaîne de sous-traitance, pour lesquelles l’industrie française est mal dimensionnée et le droit du travail français peu adapté.
Elle suppose néanmoins que la France s’ouvre à des partenariats avec d’autres pays, comme la Grèce, la République tchèque ou la Belgique, ayant des besoins mais des ambitions industrielles mesurées, plutôt que de viser systématiquement l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Espagne, qui sont aussi ses principaux compétiteurs sur le marché européen et mondial de l’armement, au-delà des États-Unis.
La coopération extra-européenne, comme celle évoquée dans un précédent article autour des Émirats arabes unis et de l’Égypte, concernant un char de génération intermédiaire, s’inscrit également dans ce cadre.
Conclusion
On le voit, la France n’est pas un partenaire facile, en Europe, en ce qui concerne la coopération industrielle de défense. Ce n’était déjà pas le cas dans les années 70 et 80, avec l’échec des programmes d’avions de combat, par exemple, et ce ne l’est toujours pas aujourd’hui, comme l’a récemment souligné le ministère espagnol de la Défense à propos des programmes SCAF et MGCS.
Il est évidemment tentant de faire retomber la responsabilité des nombreux échecs ayant pavé la difficile route de la coopération franco-européenne de défense sur l’inconstance britannique, la soumission allemande aux États-Unis, ou l’avidité technologique des Espagnols. Toutefois, force est de constater qu’en dehors de l’Hexagone, le responsable de ces échecs est toujours le même : Paris.
Et cela n’a rien d’étonnant. Par son histoire récente, son autonomie stratégique, et sa posture bien plus distanciée des États-Unis que celle des autres pays européens, la France a développé une industrie de défense globale et autonome, ainsi que des besoins spécifiques, rendant toute coopération, si ce n’est impossible, en tout cas souvent bien plus ardue qu’entre les autres pays européens partageant les mêmes doctrines et paradigmes.
En outre, même si la coopération présente certains atouts, force est de constater qu’en dehors de la diminution des coûts initiaux de R&D, elle apporte, le plus souvent, davantage de contraintes que de plus-values pour un pays comme la France, qui est, par ailleurs, capable — dans une majorité de cas — de développer seule ses équipements (du point de vue industriel et technologique, du moins). Ceci explique, d’ailleurs, que le principal promoteur, dans le pays, de cette coopération ne soit ni militaire, ni industriel, mais exclusivement politique.
De fait, s’il doit y avoir coopération européenne, il serait nécessaire, pour éviter les très nombreux écueils ayant déjà fait sombrer nombre d’ambitions — du porte-avions franco-britannique au système d’artillerie franco-allemand CIFS —, de respecter certaines règles : une convergence industrielle et militaire établie préalablement, une parfaite connaissance des compétences industrielles et technologiques des acteurs concernés, un nombre limité de participants intégrés dans une structure hiérarchisée, et surtout, de ne traiter la question de la participation budgétaire des États qu’une fois l’ensemble de ces aspects analysés et validés.
C’est probablement à ces seules conditions, et en assumant un statut industriel et technologique différent de celui des autres pays européens, que la France pourra effectivement mener des programmes de coopération en Europe — voire au-delà — pour son industrie de défense, en en tirant les bénéfices attendus en matière de réduction des coûts, de standardisation et d’efficacité de l’investissement.
Quant à l’autonomie stratégique européenne, on ne peut que constater qu’elle repose sur des leviers différents, et qu’il est donc inutile de chercher à y parvenir par ce biais.
Article du 24 avril en version intégrale jusqu’au 17 juin 2025
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Auteur : Fabrice Wolf
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