L’Europe peut-elle devenir une véritable puissance militaire d’ici à 2035 ?
Rarement un sommet de l’OTAN aura été aussi lourd de tension politique, et aussi vide de véritable souveraineté. À La Haye, fin juin 2025, les chefs d’État et de gouvernement européens ont validé, sans réellement négocier, toutes les exigences du président Trump : hausse des budgets, réinterprétation permissive de l’article 5, retrait progressif des troupes américaines… L’objectif ? Éviter le pire. Ne pas provoquer l’irrémédiable. Ne pas offrir au président américain un prétexte pour retirer les États-Unis de l’Alliance, unilatéralement, brutalement, comme il en brandit la menace depuis des mois.
Est-ce un succès ? À court terme, peut-être. Car l’Europe, en s’engageant à consacrer 3,5 % de son PIB à la défense, se dote d’un budget militaire quasi équivalent à celui des États-Unis, et très largement supérieur à celui de la Chine ou de la Russie. Certains y voient même le point de départ d’une transformation historique : celle d’une Europe qui, contrainte par Trump, retrouverait sa puissance stratégique. Selon cette lecture, le président américain serait devenu, malgré lui, le catalyseur de l’autonomie militaire européenne.
Mais cette perspective est-elle crédible ? Rien n’est moins sûr. Car l’obstacle n’est pas — ou plus — financier. L’obstacle est mental, doctrinal, politique. Ce n’est pas tant l’augmentation des moyens militaires européens qui conditionnera leur émancipation, que leur capacité à changer radicalement de paradigme stratégique, en rompant avec soixante-quinze ans de dépendance, de méfiance mutuelle et d’ambiguïté doctrinale.
L’Europe, un projet bâti structurellement sur la dépendance stratégique aux États-Unis
L’Europe post-Seconde Guerre mondiale s’est construite sur une dépendance stratégique vis-à-vis des États-Unis et de l’Union soviétique. De chaque côté du rideau de fer, les États européens ont, volontairement ou non, fait acte de soumission pour bénéficier de l’indispensable protection de la superpuissance tutélaire, dans un modèle relativement similaire, bien que prenant des formes plus ou moins autoritaires selon que l’ordre vienne de Washington ou de Moscou.
À mesure que l’Europe se reconstruisait après les dévastations nazies, elle redevint un agrégat disparate de puissances économiques et technologiques qui, a priori, n’étaient pas destinées à s’unir. C’est pourtant ce qui s’est produit, sur fond de réconciliation franco-allemande, donnant naissance à la Communauté économique européenne — une zone de coprospérité si efficace qu’elle devint rapidement la deuxième puissance économique mondiale.
L’effondrement socio-économique du bloc soviétique à la fin des années 1980 constitua un basculement majeur. L’Europe devenait une véritable puissance économique continentale, disposant de ses propres relais de croissance internes — notamment grâce à l’intégration des pays d’Europe de l’Est — et d’une solidité économique et industrielle telle que sa nouvelle monnaie, l’euro, devint rapidement une référence internationale, et une alternative crédible au surpuissant dollar américain.
Pourtant, jamais, jusqu’ici, l’Europe ne s’est pensée en puissance militaire. Au contraire : même après la fin de la guerre froide, les Européens ont multiplié les actes de soumission stratégique aux États-Unis — comme l’a illustré l’engagement de nombreux pays européens aux côtés des forces américaines lors de la guerre d’Irak de 2003.
Avec le retour des tensions géopolitiques mondiales, et surtout depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le réflexe européen a été, dans sa grande majorité, de se tourner vers les États-Unis — ravis de voir se reconstituer cette dépendance stratégique post-1945. Cueillis à froid, faute d’avoir voulu anticiper la montée en puissance de la menace, les Européens ont collectivement pris conscience de leurs faiblesses militaires structurelles, face à une Russie pourtant démographiquement et économiquement inférieure.
Plus révélateur encore, deux piliers historiques de la posture non alignée de la guerre froide — la Finlande et la Suède — se sont précipités pour rejoindre l’OTAN et s’abriter sous le bouclier américain dès le début de l’offensive russe. Tous, à l’exception notable de la France, attendent aujourd’hui des États-Unis une protection stratégique et conventionnelle, destinée à contenir les ambitions du Kremlin — d’autant plus intensément que la frontière russe ou biélorusse se situe à proximité directe.
Face à cette menace, une prise de conscience — tardive mais réelle — s’est produite en Europe. L’effort de défense moyen des membres européens de l’OTAN est ainsi passé de 1,7 % du PIB en 2022 à 2,1 % en 2025. Pourtant, fondamentalement, personne en Europe ne remet sérieusement en cause le rôle central de la protection américaine pour dissuader Moscou.
Au contraire, pour nombre de capitales, l’achat d’équipements de défense américains (F-35, HIMARS, Patriot, hélicoptères…) est devenu le marqueur de cet attachement assumé — y compris lorsque des alternatives européennes existaient, au sein même de cette zone de coprospérité.
Un sommet de l’OTAN de La Haye sous forme de plébiscite de Donald Trump et de soumission européenne
Connaissez-vous Mario Kart ? Dans ce jeu multijoueurs désopilant de Nintendo, chaque joueur pilote un kart sur un circuit fantaisiste. Pour équilibrer les chances entre les débutants et les joueurs expérimentés, Nintendo a eu l’idée de génie d’introduire des facteurs de rebattement de cartes : ainsi, si un joueur prend trop d’avance, il est arbitrairement pénalisé, relançant la dynamique de course.
En bien des aspects, l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le 6 novembre 2024, fonctionne comme l’un de ces mécanismes de gameplay appliqués à l’Alliance Atlantique. Par ses exigences unilatérales, ses menaces répétées et son imprévisibilité élevée au rang de stratégie, le 47ᵉ président américain n’a pas seulement bousculé les équilibres transatlantiques : il a renversé l’héritage de 75 années de relations sécuritaires structurées entre les deux rives de l’Atlantique.
C’est dans ce contexte que s’est ouvert, le 24 juin 2025, le sommet de l’OTAN de La Haye. Dès les premières déclarations des dirigeants européens, et celles du nouveau secrétaire général de l’Alliance, le Néerlandais Mark Rutte, il fut évident que ce sommet serait celui du triomphe stratégique de Donald Trump. Sans opposition véritable, il allait obtenir la validation de toutes ses exigences : élévation de l’effort de défense à 3,5 % du PIB d’ici 2035 (voire 5 % en incluant les dépenses de sécurité intérieure), retrait progressif des forces conventionnelles américaines du continent, et interprétation « souple » de l’article 5.
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Auteur : Fabrice Wolf
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