Vie Militaire & Défense

L’Allemagne se prépare à faire main basse sur le marché européen de l’armement en 2030.

« Quand on parle d’industrie de défense, un Allemand parle d’industrie, un Français parle de défense ». Cette phrase, vous l’avez évidemment déjà lue ou entendue, en tant que lecteur de ce site. Elle explique, en effet, nombre des difficultés et tensions qui ont opposé Paris et Berlin, ces dernières années, en particulier autour des programmes SCAF et MGCS.

Mais alors que l’Allemagne s’apprête à une révolution profonde en matière d’effort de défense, tant pour répondre à l’évolution des tensions et des menaces que pour satisfaire Donald Trump tout en anticipant un possible retrait américain du vieux continent, jamais cette phrase n’aura mieux décrit la manière dont Berlin s’apprête à prendre le leadership en Europe en matière de défense, en s’appuyant sur sa plus grande force : un PIB de 4 300 Md€, plaçant le pays sur la troisième marche mondiale, au coude-à-coude avec le Japon, et loin devant les autres pays européens, comme le Royaume-Uni (2 800 Md€, 6ᵉ), la France (2 600 Md€, 7ᵉ) et l’Italie (2 000 Md€, 10ᵉ).

En effet, le ministre de la Défense allemand, Boris Pistorius, vient d’annoncer la création d’une offre cadre destinée aux alliés européens, visant à leur permettre d’acquérir certains grands équipements de défense produits par l’industrie de défense allemande, comme le char Leopard 2A8 ou le sous-marin U212 CD, aux mêmes conditions que la Bundeswehr.

En d’autres termes, en reproduisant un mécanisme comparable au fameux Foreign Military Sales américain, Berlin se prépare à faire main basse sur le marché des équipements de défense en Europe, en s’appuyant sur ses atouts : une industrie réactive et d’immenses capacités de financement.

Avec 160 Md€/an, l’Allemagne devrait disposer du troisième budget mondial de défense de la planète en 2030

Depuis le début du réarmement de la République fédérale d’Allemagne, avec les accords de Bonn de 1952, marquant la fin du régime d’occupation de la RFA et la renaissance des armées allemandes, Paris et Bonn, puis Berlin à partir du 3 octobre 1990, suite à la réunification, ont toujours veillé à maintenir des dépenses de défense équilibrées entre les deux pays, de sorte qu’aucun ne puisse effectivement représenter une menace dissymétrique excessive vis-à-vis de l’autre.

armées allemandes Bundeswehr
La Bundeswehr auta le troiisème budget miltiaire de la planete en 2030, en appliquant l’exigence de 3,5% PIB de Donald Trump.

Ce protocole non formalisé, mais fermement respecté, demeurait encore fermement actif jusqu’à peu. Ainsi, lorsqu’en 2018, un officier général allemand présenta le modèle “Socle Défense” au ministère allemand des Finances (dirigé alors par un certain Olaf Scholz), ce dernier rejeta fermement le principe proposé, en expliquant que cela viendrait nécessairement rompre cet accord tacite franco-allemand, qu’il soit appliqué par Paris, par Berlin, ou par les deux.

Ces dernières années, cependant, celui-ci est, pour ainsi dire, passé aux oubliettes, en particulier du côté allemand, en deux phases successives. La première eut lieu en février 2022, peu après le début de l’offensive russe contre l’Ukraine, lors de l’annonce du Zeitenwende par ce même Olaf Scholz, qui prévoyait l’augmentation du budget des armées allemandes à 2 % du PIB dès 2023, et l’attribution d’une enveloppe de reconstruction de 100 Md€, à dépenser sur les trois à quatre années à venir.

Alors que la France atteignait à peine un effort de défense de 2 % en 2023, en application de la LMP 2018-2025, et que la trajectoire suivante ne dépassait pas les 2,2 % en 2030, il était évident qu’un puissant décrochage allait intervenir entre les efforts de défense français et allemands, dès 2024 ou 2025. Et de fait, en 2025, le budget allemand de la défense, atteignant 2 % du PIB du pays, est de 63 Md€, soit 35 % plus élevé que les 50,5 Md€ français.

Le second événement qui finit d’enterrer cet accord tacite franco-allemand a été le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, avec des exigences fermes en matière d’élévation de l’effort de défense plancher en Europe.

En effet, si plusieurs chiffres ont été évoqués jusqu’ici par le locataire du Bureau ovale, un consensus semble se dessiner autour d’un effort de défense à 3,5 % du PIB en 2030, complété par un effort sécuritaire de 1,5 % pour 2032 à 2035, ces engagements devant être adoptés par les membres de l’OTAN, à l’occasion du sommet de La Haye, du 24 au 26 juin 2025.

Donald Trump national Guard Association 2024
Tout porte à croire que les européens cederont aux exigences de Donald Trump, en portant leur effort de défense à 3,5% PIB d’ici à 2035.

De fait, la Bundeswehr devrait voir son budget croître pour atteindre 160 Md€/an, soit 3,5 % de son PIB, dans les quelques années à venir, sachant que Friedrich Merz et Boris Pistorius ont déjà annoncé la création d’un fonds spécial d’investissement de 500 Md€, destiné aux investissements de “sécurité” allemands, sorte de prolongement du Zeitenwende de 100 Md€ de Scholz en 2022.

Sachant que Berlin n’a aucune intention de focaliser l’attention de Donald Trump sur l’Allemagne dans ce dossier, ni de lui donner matière à retirer le bouclier stratégique américain d’Europe, il est hors de question de réduire ses dépenses pour respecter l’équilibre franco-allemand, d’autant que les finances publiques allemandes le permettent, et que la hausse globale des budgets européens engendrera une formidable hausse de la demande en équipements de défense, que Berlin entend bien capter en majorité.

Dans le même temps, pour la France, atteindre les 3,5 % du PIB / 100 Md€ requis par Trump, et très certainement avalisés par le sommet de La Haye, constitue déjà un objectif très difficile à atteindre, sachant que le pays ne parvient déjà pas à réduire de 2,5 % du PIB ses dépenses publiques, pour revenir sous la barre des 3 % de déficits exigée par les traités européens.

En outre, l’endettement français dépassant les 110 % du PIB, il lui est impossible de se reposer, même temporairement, sur l’augmentation de la dette publique, comme va le faire l’Allemagne, pour atteindre l’effort de défense de 4,3 % qui serait nécessaire, simplement pour rester au contact des 3,5 % du PIB allemands.

Les trois produits phares de l’industrie de défense allemande en Europe

De fait, les autorités allemandes s’apprêtent à entrer dans une toute nouvelle ère, dans laquelle l’Allemagne aura un leadership incontestable en Europe, en matière d’investissements de défense, le pays s’apprêtant à s’installer durablement sur la 3ᵉ marche du podium mondial dans ce domaine, sauf si la Russie augmentait encore ses dépenses militaires, déjà très élevées (6 % du PIB).

Luftwaffe eurofighter Typhoon
La luftwaffe aligne aujourd’hui 160 avions de combat Typhoon et Tornado. Il est très probable que ce nombre augmentera sensiblement dans les années à venir, sans que l’on sache si Berlin se tournera vers davantage d’Eurofighter, ou vers le F-35A américain, qui permettrait de reduire l’excedant commercial allemand vis-à-vis des Etats-Unis, dans la ligne de mire de Donlad Trump.

Et c’est bien là que la maxime citée en introduction prend tout son intérêt. En effet, dès que l’Allemagne parle d’augmentation de son effort de défense, la stratégie industrielle n’est jamais très éloignée.

En effet, sans égaler la France ou la Grande-Bretagne en matière de chiffre d’affaires et d’exportations, l’industrie de défense allemande est en pleine résurrection, en s’appuyant notamment sur trois domaines dans lesquels elle dispose d’offres très attractives, ayant déjà convaincu plusieurs pays en Europe.

Le char de combat Leopard 2A8, la réponse de KNDS aux K2 Black Panther et M1A2 Abrams

Sans surprise, le char de combat Leopard 2A8 est en tête de ce classement. En effet, s’appuyant sur l’immense succès du Leopard 2, en particulier après que la Bundeswehr a proposé près de 2 000 exemplaires d’occasion, après l’effondrement du bloc soviétique, l’industrie des blindés lourds allemande, caractérisée par les deux groupes Krauss-Maffei Wegmann (devenu KNDS Deutschland après le rapprochement avec le français Nexter en 2015) et Rheinmetall, est devenue incontournable et en situation de quasi-monopole en Europe.

Leopard 2A8 au salon eurosatory 2024
Leopard 2A8 au salon eurosatory 2024 – Photo by Artur Widak / NurPhoto / NurPhoto via AFP

Ainsi, deux ans seulement après sa présentation publique, le nouveau Leopard 2A8, conçu spécialement pour intégrer les retours d’expérience venus d’Ukraine, a déjà été commandé par six forces armées européennes (Allemagne, République tchèque, Norvège, Lituanie, Suède et Pays-Bas), alors que plusieurs autres sont en discussion avec KNDS (Croatie, Finlande…).

Toutefois, la décision de la Pologne, en faveur du K2 Black Panther sud-coréen et du M1A2 américain, de la Roumanie pour le M1A2, et de l’Italie pour une production nationale du KF-51 Panther et du KF41 Lynx de Rheinmetall, après l’échec des négociations autour du Leopard 2A8 et du Puma de KNDS, mis en œuvre par la Bundeswehr, ont retenti comme autant de signaux d’alarme pour Berlin dans ce domaine.

Le sous-marin Type 212 CD face aux Scorpene et Barracuda de Naval Group

Le second équipement phare proposé par l’industrie de défense allemande est le sous-marin U212 CD, déjà retenu par la Norvège, et proposé activement par Berlin à la Pologne, à la Grèce et au Canada.

batteries lithium-ion sur Type 212A
La Deutsche Marine met en oeuvre 6 sous-marins AIP Type 212A aujourd’hui, Elle en aura le double, d’ici à 2035.

Après les très importants succès du Type 209, vendu à plus de 60 exemplaires auprès de 13 marines dans le monde, dont deux au sein de l’OTAN (Grèce et Turquie), puis de son successeur, le Type 214 (21 exemplaires commandés par 4 marines, dont 3 OTAN : Grèce, Portugal et Turquie), tKMS était incontournable, dans les années 2000, sur le marché mondial des sous-marins conventionnels.

Le modèle phare, aujourd’hui, pour l’industriel allemand, est le Type 212 CD, désigné U212 CD par la Deutsche Marine, commandé à 6 exemplaires en 2019 par la Norvège (4 ex.) et la marine allemande (2 ex.). Celui-ci est à présent commandé à 12 exemplaires (6 Norvège et 6 Deutsche Marine), alors que Berlin pourrait en commander 3 à 6 exemplaires supplémentaires, pour remplacer les 6 U212A précédents, à partir de 2025.

Cependant, le français Naval Group, avec le Scorpene (16 commandés pour 4 marines, aucune au sein de l’OTAN), puis avec la famille Barracuda, après l’épisode australien de funeste mémoire pour les deux pays, mais commandé depuis par les Pays-Bas précisément face au U212 CD, ainsi que l’arrivée du S-80+ espagnol, menacent les ambitions allemandes dans ce domaine.

Skyranger 30/35 et IRIS-T SLX/SLM/SLS : l’offre antiaérienne intégrée allemande aux européens

Enfin, le troisième pilier d’excellence, aujourd’hui, de l’industrie de défense allemande concerne le domaine antiaérien. D’abord, avec le succès mérité de la tourelle Skyranger 30 de Rheinmetall, sur la scène européenne.

Déjà commandé par 4 forces armées européennes (Allemagne : 18 ex., Autriche : 36 ex., Danemark : 20 ex., Pays-Bas : 22 ex.), le système intéresse aussi plusieurs autres forces de l’OTAN, dont la Hongrie, l’Italie et même les États-Unis. Ne souffrant presque pas de concurrence, en dehors du système sud-coréen K30 Biho, plus limité, le Skyranger 30, également décliné en version 35 mm, est en situation de quasi-monopole en Europe.

Skyranger 30 Rheinmetall
La tourelle Skyranger 30 de Rheinmetall est inconstablement le système SHORAD occidental le plus abouti du moment.

L’autre pilier des exportations allemandes en matière de défense antiaérienne est le système antiaérien IRIS-T SL, décliné pour l’heure en deux versions. L’IRIS-T SLS à courte portée (12 km) est en service en Allemagne et en Suède, au sein de l’OTAN, et a été commandé par deux autres pays européens (Autriche et Norvège).

L’IRIS-T SLM à moyenne portée (40 km), plus récent, est activement employé en Ukraine, et a été commandé par l’Allemagne et sept autres armées européennes (Bulgarie, Estonie, Lettonie, Pays-Bas, Slovénie et Suisse). La Lituanie, la Roumanie et d’autres sont également en discussion avec Hensoldt et Diehl pour ces systèmes.

Dans un avenir proche, une version à plus longue portée, avec des capacités anti-balistiques contre des menaces SRBM, entrera en service. Baptisé IRIS-T SLX, ce système aura une portée de 80 km pour un plafond de 30 km, et sera nativement compatible et intégré avec les IRIS-T SLM et SLX, ainsi qu’avec les Skyranger 30/35 de Rheinmetall, qui s’appuient, eux aussi, sur les systèmes de détection et d’engagement de Hensoldt et de Diehl.

gamme iris-t
La Gamme IRIS-T telle que présentée par Deihl Defense.

La complémentarité évidente des systèmes Skyranger 30/35 et des IRIS-T SLS à SLX est accentuée par le fait que ces systèmes sont les seuls à être intégrés par Berlin à l’initiative ESSI, qui s’appuie, au-delà de la couverture 0–80 km, sur le Patriot américain pour la défense antiaérienne et antimissile à longue portée, et la défense antibalistique face aux SRBM, et sur l’Arrow 3, et certainement l’Arrow 4 israéliens, pour la défense antibalistique face aux menaces MRBM haut de spectre et IRBM.

Pour rappel, l’European Sky Shield Initiative, ou ESSI, lancée en août 2023 par Olaf Scholz, a été rejointe par 24 pays à ce jour, et exclut les autres acteurs européens de la défense antiaérienne, dont la France (SAMP/T NG, VL MICA NG, Mistral 3), l’Italie (SAMP/T NG), la Grande-Bretagne (CAMM, Starstreak) et la Norvège (NASAMS). Elle n’a cependant pas empêché certains adhérents de se tourner vers d’autres systèmes israéliens (Spyder en Finlande, Barak-MX en Slovaquie).

Boris Pistorius annonce la création d’un mécanisme de type FMS allemand, pour inonder l’Europe des armements allemands

De toute évidence, Berlin entend éviter que des épisodes comme les K2 polonais, les Blacksword Barracuda néerlandais ou les Spyder finlandais ne se reproduisent à l’avenir, spécialement en Europe.

Pour cela, l’Allemagne va se doter d’un outil particulièrement performant, construit pour exploiter, précisément, ses deux plus grandes forces : des finances publiques saines, et une position de leadership incontestable en Europe, en matière de budget des armées.

L’Allemagne va créer un mécanisme de type FMS pour soutenir ses exportations industrielles de défense, en Europe

Pour cela, Boris Pistorius, le très apprécié ministre allemand de la Défense, vient d’annoncer la création d’un mécanisme de contrats-cadres permettant aux Européens d’acquérir le Leopard 2A8, le sous-marin U212 CD ou les systèmes antiaériens Skyranger et IRIS-T SL, aux mêmes conditions que la Bundeswehr.

F-35A norvège
Tous les F-35 acquis en Europe l’ont été au travers du FMS américain. Si les clients doivent payer les mises à jours de leurs appareils au prix fort, ils ne doivent pas, en revanche, financer les couts de conception de ces modernisations.

Présenté ainsi, on peut se demander pourquoi une telle annonce fait l’objet d’un article aussi long ? C’est qu’elle porte, avec elle, une formidable puissance de négociation, pour convaincre les Européens de se tourner vers ces trois systèmes.

Sans le dire, le mécanisme présenté par le ministre allemand n’est autre qu’une reprise du système du Foreign Military Sales, ou FMS, mis en œuvre depuis les années 1990 par le Pentagone et l’industrie de défense américaine sur la scène internationale.

Cette solution n’offre pas nécessairement des conditions tarifaires particulièrement attractives sur le prix des équipements. En revanche, elle simplifie considérablement la passation de contrats. Surtout, en faisant l’acquisition des mêmes systèmes que les armées américaines, à un standard très proche, les clients n’ont pas à participer au financement des développements à venir dans le cadre de leur modernisation, tout en pouvant participer à l’élaboration des futurs besoins, dans le cadre de « clubs d’utilisateurs« , un outil redoutablement efficace inventé par Krauss-Maffei Wegmann autour du Leopard 2 avec le club LeoBen.

Par ailleurs, ces coûts d’évolution peuvent représenter des sommes très importantes. Ce n’est pas pour rien, par exemple, que la Grèce a tenu à avoir des FDI et des Rafale, au plus près des standards de l’Armée de l’air et de l’espace, et de la Marine nationale. À l’inverse, l’évolution des Mirage 2000-9 émiratis a été financée exclusivement par Abu Dhabi.

De fait, en créant trois offres-cadres pour ces trois piliers des exportations allemandes en matière de défense, Berlin crée une solution d’une grande attractivité, en particulier pour passer outre les solutions israéliennes et sud-coréennes, potentiellement plus compétitives, tout en faisant jeu égal, dans ce domaine, avec les offres américaines, souvent plus onéreuses.

Un positionnement qui vise spécialement à réduire les parts de marché potentielles de la France en Europe

Au-delà des offres israéliennes et sud-coréennes, les autres victimes potentielles de ce mécanisme allemand seront les offres européennes, en premier lieu desquelles les offres françaises.

Blacksword barracuda Naval Group et Walrus néeraldnais.
Le Blacksword Barracuda remplacera le Walrus des forces navales néerlandaises, au grand damn de l’allemand tKMS qui pensait avoir compétition gagnée dans ce dossier, en proposant à La haye d’integrer l’accord germano-norvégien déjà à l’oeuvre.

En effet, Naval Group est incontestablement le principal compétiteur international de tKMS dans le domaine des sous-marins à propulsion conventionnelle, la société française ayant pris, ces vingt dernières années, plusieurs marchés captifs stratégiques de Berlin dans ce domaine, comme l’Inde, le Chili ou le Brésil, et s’étant imposée face au U212 CD avec le Blacksword Barracuda aux Pays-Bas, grâce à une offre financière très compétitive.

Avec cette offre-cadre, Berlin met en évidence la plus grande faiblesse de la France et de Naval Group concernant ses sous-marins conventionnels : le fait qu’ils ne sont pas mis en œuvre par la Marine nationale, qui est dotée exclusivement de sous-marins nucléaires.

Or, cette différence peut représenter, à terme, des écarts de coûts très importants en matière de modernisation, sachant, par exemple, que la Deutsche Marine finance déjà la transformation des U212A vers des batteries lithium-ion, permettant aux Type 212 italiens d’en profiter sans coûts de R&D.

Il en va exactement de même quant aux offres potentielles de Leclerc Evo ou d’EMBT, que pourrait faire KNDS France en Europe, face au Leopard 2A8, sachant que la France n’a pas prévu d’acquérir ces chars, et donc, bien évidemment, de les moderniser.

L’argument n’est pas valable, en revanche, concernant les systèmes antiaériens SAMP/T NG franco-italiens, VL MICA NG et Mistral 3, tous trois commandés par les armées françaises. Cependant, dans ce domaine, Berlin peut s’appuyer sur le caractère normatif de l’ESSI, tout en insistant, face aux Barak-MX et Spyder israéliens, sur le fait que ces systèmes ne sont pas, eux non plus, en service au sein de Tsahal.

Mais un positionnement qui évite soigneusement la plupart des interférences avec les États-Unis

Sur les trois piliers retenus pour former les accords-cadres allemands initiaux (nul doute que d’autres viendront dans les mois et années à venir), seul le Leopard 2A8 vient en compétition avec des systèmes américains, en l’occurrence le M1A2 SEPv3 actuel, et surtout le futur M1E3, qui s’opposera certainement au Leopard 3 à partir de 2030.

batterie Patriot Pologne
Pour l’heure, la stratégie allemande evite soigneusement de se frotter aux parts de marché américains en Europe. Cela ne signifie pas que ce ne sera pas le cas à l’avenir.

En dehors de celui-ci, qui fait partie d’un domaine de compétition reconnu par Washington concernant l’industrie allemande de défense, les deux autres piliers retenus par B. Pistorius évitent soigneusement toute interférence avec les exportations américaines en Europe.

Ainsi, le sous-marin U212 CD, à propulsion conventionnelle, ne représente en aucun cas une menace pour l’industrie navale américaine, qui ne produit que des sous-marins à propulsion nucléaire. En revanche, les frégates et destroyers de la famille MEKO, grands succès à l’exportation de tKMS ces dernières décennies, et en particulier la future frégate antiaérienne lourde F127, basée sur la MEKO 400, ne sont pas intégrés, pour l’instant en tout cas, dans ce domaine, alors que les États-Unis envisagent de revenir sur le marché mondial de la frégate avec la classe Constellation (si celle-ci aboutit effectivement).

Surtout, dans le domaine antiaérien, l’offre allemande s’arrête exactement là où commence le domaine de prédilection du Patriot américain, alors que les armées US s’appuient sur quelques NASAMS norvégiens pour couvrir le périmètre courte à moyenne portée de l’IRIS-T.

En outre, la tourelle Skyranger 30, qui peut éventuellement être considérée comme concurrente de celle qui équipe le SHORAD-M de l’US Army (et qui est développée par l’Italien Leonardo), permet de mettre en œuvre le missile MANPADS FIM-92 Stinger américain, mais aussi le Mistral 3 français.

De fait, tout indique que l’annonce de ce nouveau “FMS allemand” a été soigneusement pesée pour ne pas engendrer de riposte de la part de Washington, tout en conférant aux plus importants systèmes allemands de défense, sur la scène européenne, des atouts indiscutables.

Une stratégie allemande excessivement difficile à contrer pour la France, l’Italie ou l’Espagne

Cette nouvelle stratégie allemande représente donc un bouleversement profond des rapports de force industriels en Europe, concernant l’industrie de défense, avec une ambition parfaitement assumée par Berlin de faire de l’Allemagne le leader et le pivot de cette industrie de défense en Europe.

SAMP/T NG depart missile aster
La stratégie ESSI lancée par Olaf Scholz en aout 2023, visait très spécifiquement à reduire l’attrait du système SAMP/T NG franco-italien en Europe, au profit du Patriot et de l’IRIS-T SLM/SLX.

Bien évidemment, le marché étant ce qu’il est, ce que gagne Berlin se fera nécessairement au détriment des autres industriels européens, en particulier de Paris, leader aujourd’hui en Europe des exportations de défense, mais aussi des autres acteurs comme Rome, Londres, Madrid, Stockholm ou Oslo, et des émergents comme Varsovie.

Elle est d’autant plus une menace pour ses concurrents qu’elle peut s’appuyer sur un certain nombre d’atouts qui lui seront exclusifs dans les années à venir.

Les importantes commandes de la Bundeswehr vont dimensionner l’outil industriel allemand

En premier lieu, l’industrie de défense allemande va pouvoir compter sur les immenses commandes qui se préparent pour la Bundeswehr, lorsque son budget annuel va augmenter de 150 %, en passant de 60 à 160 Md€ d’ici à 2030-2032, en euros courants, tenant compte de l’inflation et de la croissance allemande.

En effet, attendu que Berlin augmentera nécessairement son effort de défense à 3,5 % de son PIB, pour éviter les foudres de la Maison-Blanche, et que la démographie allemande et les difficultés de recrutement de la Bundeswehr étant ce qu’elles sont, il est très probable que les seules alternatives, pour Berlin, pour « dépenser » cet argent efficacement, seront de passer d’immenses commandes industrielles vers sa propre industrie, quitte à faire des stocks destinés à l’exportation d’occasion, une fois Trump en fin de mandat.

Boris pistorius en suède mai 2024
Boris Pistorius s’était enredu en Suède et en norvège en mai 2024, pour observer le fonctionnement de la conscritpion choisie appliquée par les deux pays scandinaves. Il est revenu avec la conviction que ce système était pertinent pour l’Allemagne.

En d’autres termes, même en admettant un retour à une forme de conscription choisie en Allemagne, modèle plébiscité par B. Pistorius et seule alternative applicable pour augmenter la masse RH de la Bundeswehr, les commandes annuelles aux industries allemandes vont être multipliées par trois ou quatre, peut-être davantage, dans les années à venir.

Ce faisant, l’industrie allemande de défense va pouvoir se dimensionner pour répondre aux besoins européens dans leur ensemble, d’autant que Berlin n’aura certainement aucune hésitation à faire passer en priorité des commandes européennes vis-à-vis de ses propres attentes.

Cela va créer, nécessairement, un excès d’offres en Europe, d’autant que plusieurs pays, voyant eux aussi leurs besoins d’investissements augmenter, pour les mêmes raisons que l’Allemagne (Italie, Espagne…), entreront en compétition accrue en matière de prix, domaine dans lequel la bonne santé de l’économie allemande donnera un avantage très significatif à ses industries.

Ce faisant, l’offre allemande va non seulement contribuer à donner à l’industrie de défense germanique une position de leadership, elle pourrait bien également être destinée à éliminer un certain nombre d’acteurs en Europe, au bout de quelques années.

La position stratégique de l’Allemagne, comme meneur de jeu / demi d’ouverture / quarterback de la stratégie de défense européenne

Le second argument puissant de Berlin et de son industrie de défense ne sera autre que le poids relatif de la Bundeswehr en Europe, spécialement dans le domaine des forces conventionnelles.

Puma KMW KNDS Allemagne Bundeswehr
La position geographique allemande en fait le parfait meneur de jeu pour la défense européenne, aussi bien du point de vue opérationnel qu’industriel.

En effet, l’Allemagne aura simultanément le plus important budget de défense, l’industrie la plus puissante, ne serait-ce que par la demande intérieure, et la population la plus importante.

Ce faisant, même en dépit du vieillissement de la population allemande, pas très éloigné de celui des autres pays, et des difficultés de recrutement de la Bundeswehr, là encore sans grande différence avec les autres armées européennes professionnalisées, l’Allemagne dispose du plus important potentiel de croissance pour se doter effectivement de la plus puissante armée conventionnelle en Europe.

De fait, si l’exécutif allemand met effectivement en place un modèle de conscription choisi, tel que préconisé par B. Pistorius, seule alternative RH viable pour atteindre ces objectifs, les armées allemandes atteindront une puissance et une importance relative, en Europe, leur conférant de fait un caractère normatif.

À cela s’ajoute la position géographique spécifique du pays, au centre de l’Europe, qui partage ses frontières aussi bien avec l’Europe de l’Est qu’avec l’Ouest, en faisant le pivot / meneur de jeu / demi d’ouverture / quarterback (choisissez votre sport) naturel de toute initiative européenne de défense.

ESSI suede danemark
Signature du protocole ESSI avec la Suède et le Danemark, par Boris Pistorius.

Dès lors, le même mécanisme d’interopérabilité qui a amené nombre de pays européens à se tourner, depuis plusieurs décennies, vers les armements américains, pourrait à l’avenir s’appliquer aux armements allemands, sachant que ce sera la Bundeswehr qui représentera la force de renforcement de référence, une fois l’inévitable retrait américain engagé.

Ni la France, trop à l’ouest, ni l’Italie, trop au sud, ni la Grande-Bretagne, par son caractère insulaire, ne peuvent se substituer à l’Allemagne dans ce domaine, d’autant que les moyens potentiels, budgétaires et RH, de ces pays seront nécessairement plus réduits.

Les moyens financiers de l’Allemagne, pour proposer des conditions de financement attractives

Bien évidemment, toute cette stratégie n’est possible qu’en s’appuyant sur la bonne santé des finances publiques allemandes, avec un taux d’endettement presque deux fois plus faible que la France ou l’Italie, un déficit public maintenu sous la barre des 3 % (2,8 %), libérant des marges de manœuvre efficaces pour y parvenir, surtout en appliquant les mesures temporaires annoncées par Bruxelles.

Surtout, l’Allemagne connaît parfaitement les notions de retour social et fiscal de son industrie de défense, et sait, dès lors, que l’essentiel de la hausse des crédits de la Bundeswehr pourra être compensé par l’augmentation des recettes fiscales, nationales et régionales, ainsi que des recettes sociales, liées à l’augmentation de l’activité industrielle pour les marchés nationaux et exports.

Friedrich merz boriz Pistoruis
Malgré la defaite du SPD lors des elections legislatives de mars, Boris Pistorius a concervé son poste de ministre de la défense allemand, la CDU-CSU et le SPD ayant signé un accord de gouvernement pour former le gouvernement allemand mené par Frierich Merz.

On comprend, à ce titre, les raisons qui amènent, à présent, Berlin à mettre en œuvre des mesures d’accompagnement spécifiques destinées à soutenir les exportations en Europe de sa propre industrie de défense, précisément pour équilibrer ses propres comptes publics le plus rapidement possible.

De fait, jusqu’à présent, Berlin n’a annoncé aucune hausse des taux de prélèvement pour financer l’augmentation de l’effort de défense. Même si Friedrich Merz a obtenu du Bundestag que l’augmentation de l’effort de défense ne soit plus freinée par le cadre législatif sur les déficits fédéraux, cela indique que le déséquilibre du budget engendré par ces hausses brutales des dépenses ne devrait être que temporaire, les recettes venant rapidement compenser les dépenses à ce sujet.

D’autre part, cette bonne santé budgétaire permettra également à Berlin de proposer des offres d’accompagnement pour ses propositions d’exportation particulièrement attractives, avec des conditions tarifaires très agressives et des conditions de paiement des plus souples.

Là encore, des pays aux déficits chroniques élevés, comme la France, l’Italie et même la Grande-Bretagne, seront dans l’incapacité de s’aligner sur l’offre allemande à venir, ceci venant, sans le moindre doute, menacer la pérennité de leurs industries de défense, au moins pour les plus vulnérables d’entre elles.

L’expérience de l’industrie allemande dans les programmes de coopération industrielle de défense

Enfin, Berlin pourra s’appuyer sur la grande expérience de son industrie de défense en matière de coopération en Europe, celles-ci ayant autant l’habitude de mener le projet technologique (Leopard 2, Type 214, MEKO 200…) que d’intégrer des technologies exogènes (EuroSpike, EuroTrophy, Patriot, F-35A…).

Cette expérience de longue date permet aux industriels allemands d’aborder les problématiques de coopération avec une grande souplesse, comme le montre, depuis plusieurs années, Rheinmetall, particulièrement actif et volontaire dans ce domaine.

Conclusion

L’annonce faite par Boris Pistorius, au sujet de la création d’accords-cadres pour soutenir les exportations en Europe de certains des équipements phares de l’industrie de défense allemande, passera probablement inaperçue dans l’espace médiatique défense, ne traitant ni d’un nouvel équipement, ni d’un nouveau contrat.

KNDS Deutschland Krauss-Maffei Wegmann
Chaine de production de Krauss-Maffei-Wegmann pour le Leopard 2

Pourtant, cette annonce, on le voit, a une portée d’ampleur stratégique et dimensionnante, aussi bien pour l’industrie de défense allemande qu’européenne, ainsi que pour la position de leadership que vise Berlin dans la grande mutation qui s’amorce concernant la défense européenne.

De toute évidence, il s’agit d’une stratégie d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur des atouts souvent exclusifs à l’Allemagne. Elle vise avant tout à éviter que des épisodes comme les Black Panther polonais ou les Spyder finlandais ne se reproduisent, mais aussi à reprendre la main face aux offres françaises et européennes en matière de sous-marins, de chars de combat et de défense antiaérienne en Europe.

Elle montre, enfin, que Berlin applique une stratégie parfaitement pensée et équilibrée, précisément pour s’imposer comme le leader technologique et industriel de défense en Europe, au moins concernant les équipements conventionnels, tout en évitant soigneusement de trop empiéter sur les marchés américains.

Toute la question, à présent, est d’imaginer, pour un pays comme la France, une stratégie permettant de continuer d’exister en Europe face à ce tapis de bombes que prépare Berlin contre l’industrie européenne de défense, en partant des positions budgétaires détériorées de plusieurs de ces pays.

Pump-jet SNA TOurville Naval Group
Le SSN Tourville lors de sa construction. Le Pumpjet est baché, pour des questions de confidentialité.

Des solutions existent, c’est incontestable. Encore faudra-t-il que la réalité de la menace que va rapidement faire peser la nouvelle stratégie allemande sur l’industrie de défense européenne soit effectivement identifiée, et qu’une stratégie pour protéger la BITD soit effectivement mise en œuvre, dans un contexte plus concurrentiel que jamais, au moins pour les dix à quinze années à venir.

La pire des réponses, dans ce domaine, étant certainement de s’offusquer que l’Allemagne utilise pleinement ses atouts pour faire prévaloir ses propres intérêts, comme on l’a souvent fait, au fil des décennies, au sujet des États-Unis — sans grand succès, d’ailleurs…

Article du 22 mai en version intégrale jusqu’au 23 juin 2025


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Auteur : Fabrice Wolf

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Cédric

Depuis 1998, je poursuis une introspection constante qui m’a conduit à analyser les mécanismes de l’information, de la manipulation et du pouvoir symbolique. Mon engagement est clair : défendre la vérité, outiller les citoyens, et sécuriser les espaces numériques. Spécialiste en analyse des médias, en enquêtes sensibles et en cybersécurité, je mets mes compétences au service de projets éducatifs et sociaux, via l’association Artia13. On me décrit comme quelqu’un de méthodique, engagé, intuitif et lucide. Je crois profondément qu’une société informée est une société plus libre.

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