Forces

Dassault Aviation est « très réticent » à poursuivre le projet SCAF si la question de la gouvernance n’est pas tranchée – Zone Militaire

En 1978, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne lancèrent des études en vue de développer, en commun un nouvel avion de combat. Seulement, faute de se mettre d’accord entre eux sur les spécifications de ce futur appareil, cette initiative fut abandonnée deux ans plus tard… avant d’être reprise par les Britanniques, sous l’appellation « ACA » [Agile Combat Aircraft], avec la participation des Allemands [via MBB] et des Italiens [avec Aeritalia]. De leurs côtés, les Français décidèrent de faire cavalier seul avec le projet ACX.

Pour autant, toute idée de coopération européenne n’était pas abandonnée… et il fut question de fusionner l’ACX et l’ACA en un seul projet, appelé EAP [Experimental Aircraft Program], et d’y associer l’Espagne. Seulement, malgré les gages de bonne volonté donnés par les uns et les autres, les divergences ne furent jamais aplanies, notamment entre la France et le Royaume-Uni.

Ce modèle de coopération fut interrogé par la France, qui craignait de voir les « partenaires européens » tenter de lui imposer un avion qui ne pouvait pas lui convenir tout en profitant de son savoir-faire aéronautique. « Les Britanniques nous ont invités à discuter autour d’une table comme ils invitent une dinde à Noël », résumait-on chez Dassault Aviation [*].

Finalement, tout pro-européen qu’il fût, le président Mitterrand décida de mettre les pouces. Et, le 2 août 1985, la France décida de se retirer ce projet pour se concentrer sur le développement du Rafale. Quant aux trois autres pays, ils poursuivirent leur coopération, laquelle engendra l’Eurofighter.

Ce scénario peut-il de nouveau se répéter pour le Système de combat aérien du futur [SCAF], lancé en 2017 par la France et l’Allemagne, avant d’être rejoint par l’Espagne ? La question se pose car les mêmes ingrédients – ou presque – sont réunis pour qu’une telle issue soit probable.

Après des mois de polémiques et de désaccords, les trois pays ont fini par lancer la phase 1B du SCAF en avril 2023, l’objectif étant de jeter les bases d’un démonstrateur. L’assemblage et les essais en vol de ce dernier sont prévus pour la phase 2, laquelle fait l’objet de discussions… mais aussi de doutes sur la gouvernance du projet.

Deux visions s’opposent. Désigné maître d’œuvre pour le pilier 1 du SCAF, c’est-à-dire pour la conception de l’avion de combat du futur [NGF, New Generation Fighter], Dassault Aviation fait valoir qu’il n’a pas les coudées franches pour tenir son rôle face aux filiales allemande et espagnole d’Airbus Defence & Space. « On n’est pas capable de répartir le travail en fonction de ce que nous pensons. Il faut composer, négocier en permanence », avait ainsi résumé Éric Trappier, son PDG, lors d’une audition à l’Assemblée nationale, en avril dernier.

Pour l’industriel français, l’idéal serait d’établir une coopération sur le modèle de celle qui avait permis de développer le démonstrateur de drone de combat nEUROn. Pour rappel, les industriels de six pays européens y avaient pris part, sous la direction de Dassault Aviation. Résultat : un appareil très performant a pu voir le jour dans des délais relativement rapides et, surtout, à des coûts maîtrisés [moins de 500 millions d’euros].

Ce modèle s’oppose à celui défendu par Airbus Defence & Space, qui souhaite reproduire la même coopération qui a abouti à l’Eurofighter. « Si les gens veulent que le SCAF existe, nous savons tous comment le faire. Il suffit de revenir à ce qui a été convenu et de s’y tenir. Mais si les gens pensent que nous devons revenir à la case départ et recommencer toute la discussion, ce n’est pas acceptable », s’est agacé Michael Schoellhorn, le PDG d’Airbus Defence & Space, dont les propos, tenus à l’occasion du salon du Bourget, ont été rapportés par le journal Le Monde.

Au passage, lors de ce salon, le NGF s’est fait voler la vedette par le Rafale F5 et le drone de combat censé l’accompagner…

Cela étant, au cours d’une audition au Sénat, le 25 juin, M. Trappier a tiré à boulets rouges sur le modèle de coopération mis en place pour l’Eurofighter. Et même plus encore.

Il y a « la gouvernance du nEUROn, qui a marché » et il y a celle de type Eurofighter, défendue par Airbus Allemagne et Airbus Espagne. Et pour cause : ils sont dans le programme Eurofighter », a d’abord souligné M. Trappier, avant de citer un article publié par le Monde [24/06] sur cette question.

Ainsi, a poursuivi le PDG de Dassault Aviation, il y est dit que les « gens d’Airbus ne peuvent pas accepter la gouvernance que l’on propose parce que ça voudrait dire qu’ils se sont trompés dans la gouvernance de l’Eurofighter ».

Pour M. Trappier, le modèle de coopération mis en place pour le nEUROn avec six pays est « le bon puisqu’il a donné de la performance ».

Et d’ajouter : « On n’est pas en train de faire des savonnettes et du marketing, on est en train de faire des équipements de très haute valeur, qui coûtent beaucoup d’argent, pour nos forces armées. Et on doit être capable de les exporter pour avoir une équation économique pas idiote. Donc, il faut faire les meilleurs. On a toujours travaillé comme ça ».

Aussi, ce problème de gouvernance est « au cœur du sujet », a insisté le PDG de Dassault Aviation, avant d’enfoncer le clou.

« La gouvernance d’Eurofighter consiste à faire un JV [joint venture ou coentreprise], tout le monde met sa propriété intellectuelle au milieu, on donne tout à tout le monde et puis on fait un avion qui, finalement, répond aux besoins de chaque industriel », a décrit M. Trappier.

Est ce que ce modèle a permis de faire en sorte que l’Eurofighter [EF2000/Typhoon] soit « le meilleur au monde ? Demandez à nos pilotes […] Est-ce qu’il va sur un porte-avions ? Non. Est-ce qu’il a cette capacité à s’exporter parce qu’il est moins cher ? Non. Est-ce que les États ont dépensé moins parce qu’ils étaient quatre ? Non et c’est factuel : c’est ce qu’on dit les cours des comptes de ces pays », a-t-il enchaîné.

« Ça a coûté plus cher à chaque pays de faire l’Eurofighter à quatre qu’à la France de faire le Rafale. Et regardez les résultats du Rafale », a insisté M. Trappier. En outre, a-t-il fait observer, « quand le Rafale se vend à l’export, il rapporte de l’argent aux caisses françaises car Dassault et ses partenaires paient leurs impôts et leurs charges sociales en France ».

Quoi qu’il en soit, et même si le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a indiqué qu’il aborderait le sujet de la gouvernance avec ses homologues allemand et espagnol, M. Trappier a laissé entendre que Dassault Aviation pourrait se retirer du SCAF

« Je serai toujours très réticent à entrer dans une logique qui fait qu’on va dépenser plus, qu’on sera moins performant et qu’on n’exportera pas. Sans compter les fils à la patte en termes de composants ITAR, que certains laissent passer pour des raisons ABCD », a déclaré M. Trappier.

Toutefois, a-t-il continué, « je pense que la bataille est devant nous. On n’est que dans un démonstrateur, donc c’est moins grave. Mais quand même, si on doit s’engager dans un vrai programme, il faut se poser les bonnes questions sur cette gouvernance ».



Auteur : Laurent Lagneau

Aller à la source

Cédric

Depuis 1998, je poursuis une introspection constante qui m’a conduit à analyser les mécanismes de l’information, de la manipulation et du pouvoir symbolique. Mon engagement est clair : défendre la vérité, outiller les citoyens, et sécuriser les espaces numériques. Spécialiste en analyse des médias, en enquêtes sensibles et en cybersécurité, je mets mes compétences au service de projets éducatifs et sociaux, via l’association Artia13. On me décrit comme quelqu’un de méthodique, engagé, intuitif et lucide. Je crois profondément qu’une société informée est une société plus libre.

Cédric has 6893 posts and counting. See all posts by Cédric